Les Trente Globales
Publié le samedi 26 janvier 2008Années trente ou Trente Glorieuses ? La finance et l’économie mondiales sont déboussolées. La finance, gravement, l’économie, confusément. On sait qu’on ne sait pas quels seront les dégâts du subprime dans le bilan des banques, à quel moment elles se feront à nouveau crédit, quelles seront leur propension et leur capacité à financer l’économie. Dès lors, on sait qu’on ne sait pas si la crise financière déchaînera une crise économique.
Simultanément, l’économie mondiale signe une cinquième année de croissance. Tandis que Wall Street et les Bourses européennes terminent une année rouge ou blanche, l’Asie brille d’un vert éclatant : Shanghai renouvelle une performance boursière proche des trois chiffres, et l’Inde s’offre une hausse des actions de près de 50 %. En cela, les sociétés asiatiques ne font que saluer le miracle économique de « Chindia » (la Chine plus l’Inde, soit 2,5 milliards d’habitants), qui justifie pleinement, pour l’instant, les anticipations boursières. C’est encore le trente qui vient en mémoire, mais celui des Trente Glorieuses qui ont illuminé l’Europe d’après-guerre. Car elles seront glorieuses, ces trente globales qui propulsent pour plusieurs décennies l’économie mondiale à un rythme encore jamais vu.
Il est bien connu que les boussoles s’affolent à proximité du pôle Nord. Or quand les États-Unis éternuent, notre monde développé, menacé de glaciation, s’enrhume. Les aiguilles de nos boussoles économiques perdent le Nord, mais elles pointeraient volontiers vers le Sud. Car le monde émergent assure aujourd’hui les deux tiers de la croissance mondiale.
Cette année, la plus grande humilité s’impose en matière de pronostics. L’économie américaine atterrit, et le crédit continuera de générer des turbulences en 2008. Mais au-delà de ces deux certitudes, que dire ? Pour scruter l’avenir, il faut admettre une fois pour toutes que nous vivons un « big-bang » de la planète économique et financière : c’est la première crise globale, qui réclame les premières solutions globales, dans le premier cycle long de croissance globale. Pour déchiffrer le futur, un futur inédit, il faut ré- apprendre à lire en lettres globales. Et il serait injuste de railler la perplexité des prévisionnistes qui doivent ordonner les pièces innombrables d’un puzzle dont le modèle n’a encore jamais été vu. Comme ces météorologues toujours décriés, condamnés à maîtriser une réalité complexe mais plus capricieuse encore depuis qu’elle est soumise à un bouleversement climatique majeur.
Les circuits de l’argent global empruntent des labyrinthes inexplorés. Les excédents des pays exportateurs de produits de base et de main-d’œuvre à bas coût ont été recyclés vers les pays déficitaires, surtout les États-Unis, d’abord pour financer leur impasse budgétaire, puis pour renflouer leurs banques défaillantes. Sans ce recyclage, le niveau abyssal des déséquilibres extérieurs eût été sévèrement déflationniste pour les pays du Nord.
Si l’année 2008 est incertaine, celles qui suivront paraissent assez limpides. Les boussoles s’affolent aujourd’hui, mais pour demain elles indiquent la direction sans hésitation : celle d’une longue et forte croissance mondiale tirée par l’Asie. Bien sûr, le fameux découplage du continent asiatique ne sera pas parfait, et le ralentissement du Nord influencera fatalement les économies du Sud. Bien sûr, la formidable histoire de Chindia ne s’écrira pas sans ratures. Bien sûr, surviendront des difficultés sociales, environnementales, politiques. Il aura fallu du temps pour que les États-Unis surpassent la Vieille Europe, et celle-ci n’y a rien perdu lorsque ce fut le cas. Il en faudra aussi pour que le centre de gravité de la planète change à nouveau de continent. Mais le mouvement est clairement engagé, plus rapide que ne le dit le consensus, et plus profitable à tous que ne cherchent à le faire croire les perdants et les frileux, qu’il faut assister mais pas écouter. Voyez l’Allemagne prospère, branchée sur les émergents, brillante exception boursière de 2007 !
Car la vraie menace de désastre mondial serait le réveil du protectionnisme sous toutes ses formes. C’est la leçon qu’il faut tirer de la crise de 1929 et des drames qui l’ont suivie. Lorsqu’on observe le pragmatisme actuel de Wall Street à l’égard des fonds souverains, on se prend à espérer en un avenir très brillant pour la planète entière, que les turbulences probables des prochains mois ne sauraient gâcher pour qui sait déchiffrer les hiéroglyphes des débuts de l’ère globale.
Tribune publiée dans Le Journal des Finances