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Les Trentes Globales ne seront ni les Trente Glorieuses ni les années 1930

Publié le mardi 22 janvier 2008
Tribunes

Années 1930 ou Trente Glorieuses ? La finance et l’économie mondiales sont déboussolées. La finance gravement, l’économie confusément. On sait qu’on ne sait pas quels seront les dégâts du subprime dans le bilan des banques, à quel moment elles se feront à nouveau mutuellement crédit, quelles seront leur propension et leur capacité à financer l’économie. Dès lors, on sait qu’on ne sait pas si la crise financière déchaînera une crise économique. On envisage le pire, la faillite d’une grande banque. Et voilà que resurgit le spectre des années 1930.

Simultanément, l’économie mondiale signe une cinquième année de croissance historique. Tandis que Wall Street et les Bourses européennes terminent une année rouge ou blanche, l’Asie brille d’un vert éclatant : Shanghai renouvelle une performance boursière proche des trois chiffres, et l’Inde s’offre une hausse des actions de près de 50 %. En cela, les actions asiatiques ne font que saluer le miracle économique de Chindia (la Chine plus l’Inde, soit 2,5 milliards d’habitants), qui justifie pleinement, pour l’instant, les anticipations boursières. C’est encore le 30 qui vient en mémoire, mais celui des Trente Glorieuses, qui ont illuminé les économies européennes d’après-guerre. Car elles seront glorieuses, ces Trente globales qui propulsent pour plusieurs décennies l’économie mondiale à un rythme encore jamais vu.

Il est bien connu que les boussoles s’affolent à proximité du pôle Nord. Or, quand les États-Unis éternuent, le monde s’enrhume, au moins notre monde développé, menacé de glaciation. Les aiguilles de nos boussoles économiques perdent le nord, mais elles pointeraient volontiers vers le sud. Car le monde émergent, de cerise sur le gâteau en devient lui-même une sacrée tranche en assurant les deux tiers de la croissance mondiale.

La Compagnie financière Edmond de Rothschild n’a jamais hésité à s’engager nettement. Nous avons préconisé vivement l’investissement en actions dès 2003. Et l’an dernier, dans l’euphorie générale, nous avons annoncé la montée des périls. Pourtant, cette année, la plus grande humilité s’impose en matière de pronostics. L’économie américaine atterrit, et le « subprime crédit » continuera de générer des turbulences en 2008 comme il l’a fait depuis un semestre. Mais, au-delà de ces deux certitudes, que dire ? Il ne fera pas craquer le système global. Pour scruter pertinemment l’avenir, il faut admettre une fois pour toutes que nous vivons un « big-bang » de la planète économique et financière : c’est la première crise globale, qui réclame les premières solutions globales, dans le premier cycle long de croissance globale. Il faut réapprendre à lire en lettres globales. Et il serait injuste de railler la perplexité des prévisionnistes qui doivent ordonner les pièces innombrables d’un puzzle dont le modèle n’a encore jamais été vu. Comme ces météorologues toujours décriés, condamnés à maîtriser une réalité complexe, mais plus capricieuse encore depuis qu’elle est soumise à un bouleversement climatique majeur. Voici quelques exemples d’inédits de la globalisation, pour prohiber les certitudes viriles.

N’écoutez donc pas les augures qui vous afficheront des certitudes viriles pour 2008 ! Le monde découvre cahin-caha les règles de fonctionnement de la globalisation. Tout événement particulier, comme la pièce du puzzle, doit être replacé dans le contexte de la mondialisation dont on cherche maladroitement à deviner les contours. Voici quelques exemples d’inédits de la globalisation, pour prohiber les certitudes.

Et d’un. L’hypercroissance mondiale entraîne une forte hausse du coût des produits de base (pétrole, gaz, métaux, produits alimentaires…) ; mais le surplus considérable de main-d’œuvre très bon marché des pays émergents coiffe les salaires, soumis désormais à la concurrence internationale, et enraye la spirale inflationniste mondiale. Les marchés de taux ne croient d’ailleurs pas à l’inflation, et ils ont très probablement raison. Or, ce fut toujours l’inflation qui sonna le tocsin de la croissance.

Et de deux. Les circuits de l’argent global empruntent des labyrinthes inexplorés. Les excédents des pays exportateurs de produits de base et de main-d’œuvre à bas coût ont été recyclés vers les pays déficitaires, surtout les États-Unis, d’abord pour financer leur impasse budgétaire, puis pour renflouer leurs banques défaillantes. Sans ce recyclage, le niveau abyssal des déséquilibres extérieurs eût été sévèrement déflationniste pour les pays du Nord. Mais aujourd’hui, les banques centrales sur lesquelles repose l’équilibre du système bancaire mondial doivent résoudre un système d’équations parfaitement inédit : d’une part, éponger l’inondation de liquidités qui a permis d’éviter la déflation mondiale en 2001 et veiller à ce que la hausse des prix des produits de base ne dégénère pas en processus inflationniste, mais d’autre part, fournir aux banques la trésorerie que leur refusent leurs consœurs et prévenir une récession mondiale. Les pays à bas salaires préviennent les dérapages salariaux mais restituent à leurs partenaires déficitaires les moyens financiers de déraper. Pour guérir tous les maux de la planète, le malheureux banquier central est sommé de résoudre la quadrature du cercle, et le prévisionniste de décrypter ce que va faire le banquier central.

Et de trois. Il n’y a aucun précédent à l’imbroglio mondial des changes qui, par miracle, n’a nullement affecté jusqu’ici l’hypercroissance mondiale. Le dollar légitimement faible, puisqu’il faut réduire le colossal déficit extérieur américain, d’ailleurs en bonne voie. Le yen et le yuan, artificiellement arrimés au dollar, dans la tolérance quasi générale. De fait, le Japon demeure sévèrement menacé de déflation, et la Chine ne peut interrompre sa modernisation sans graves dommages pour elle et pour le monde. Donc notre flamboyant euro reste seul candidat à la hausse, malgré l’asthénie économique européenne, et cela avec ou sans Jean-Claude Trichet. Car il ne serait bon pour personne de sonner le clairon de la cacophonie mondiale.

Si 2008 est incertain, les années qui suivront paraissent assez limpides. Les boussoles s’affolent aujourd’hui, mais pour demain elles indiquent la direction sans hésitation : celle d’une longue et forte croissance mondiale tirée par l’Asie. Bien sûr, le fameux découplage du continent asiatique ne sera pas parfait, et le ralentissement du Nord influencera fatalement les économies du Sud. Bien sûr, la formidable histoire de Chindia ne s’écrira pas sans ratures. Bien sûr, des difficultés sociales, environnementales, politiques surviendront. Il aura fallu du temps pour que les États-Unis surpassent la « vieille Europe », et celle-ci n’y a rien perdu lorsque ce fut le cas. Il en faudra aussi pour que le centre de gravité de la planète change à nouveau de continent. Mais le mouvement est clairement engagé, plus rapide que ne le dit le consensus, et plus profitable à tous que ne cherchent à le faire croire les perdants et les frileux, qu’il faut assister, mais pas écouter. Voyez l’Allemagne prospère, branchée sur les émergents, brillante exception boursière de 2007 !

Car la vraie menace de désastre mondial serait le réveil du protectionnisme sous toutes ses formes. C’est la leçon qu’il faut tirer de la crise de 1929 et des drames qui l’ont suivie. Lorsqu’on observe le pragmatisme actuel de Wall Street à l’égard des fonds souverains, on se prend à espérer en un avenir très brillant pour la planète entière, que les turbulences probables des prochains mois ne sauraient gâcher pour qui sait déchiffrer les hiéroglyphes des débuts de l’ère globale.

Tribune publiée dans Le Figaro