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De nouvelles bulles se préparent

Publié le lundi 4 janvier 2010
Interviews

Dans cet entretien-fleuve de rentrée pour Les Échos, Michel Cicurel aborde de nombreux thèmes  : le rebond de la croissance économique, le surendettement des États, la faillite des grandes banques américaines,la perception des hautes rémunérations dans la finance, les stock-options et l’impact de la crise sur La Compagnie Financière Edmond de Rothschild. sans être optimiste ni pessimiste, Michel Cicurel met en garde contre la création de nouvelles bulles spéculatives.

Le rebond de la croissance auquel on assiste depuis quelques semaines indique-t-il la fin de la crise ?

Je ne dirais pas ça. La reprise actuelle est alimentée par la baisse des prix des produits de base, la fin du mouvement de déstockage des entreprises, le soutien des États aux banques et à l’économie, et le déluge de liquidités déversées par les banques centrales. Dans ces conditions, le rebond était assuré. Mais la survie de l’économie dépend totalement de cette ventilation artificielle. Et elle n’est pas en état d’être débranchée rapidement.

Vous ne croyez donc pas à la solidité de la reprise ?

C’est une période extrêmement compliquée, inédite. Cette crise a brouillé tous les repères traditionnels et mis en lumière le rôle croissant des pays émergents dans l’économie mondiale. Le scénario optimiste serait que le dispositif financier de secours, aujourd’hui à bout de second souffle, ait permis d’enclencher un cercle vertueux de l’économie de marché. Si le chômage baisse et la consommation résiste, on aura une vraie reprise. Mais la volatilité des opinions, des statistiques économiques et des marchés financiers reste encore très élevée et le moindre incident pourrait avoir des effets négatifs importants. Une chose est certaine : les guichets de la Sécurité sociale mondiale ont fermé et laissent la planète travailler sans filet.

Vous n’êtes pas très optimiste…

Ni très pessimiste ! Mais il faut dire que les principaux facteurs qui ont déclenché la crise se sont aggravés depuis. Les grandes banques, jugées incontrôlables avant la crise, ont encore pris de l’embonpoint. Même chose pour les États, déjà surendettés, qui sont devenus exsangues, le laxisme budgétaire étant désormais une vertu de circonstance. Enfin, la liquidité, excessive depuis dix ans, est maintenant surabondante. Cela signifie que de nouvelles bulles se préparent. Les banques centrales, exemplaires jusqu’ici, devront jouer dans les mois à venir un jeu inédit et très subtil. Si elles retirent la liquidité trop lentement, l’inflation des actifs formera des bulles impressionnantes. Si elles le font trop vite, de vrais risques de rechute de l’économie apparaissent. En tout cas, il faudra bien payer la facture du surendettement des pays développés qui coiffera leur croissance pour quelques années. On devra compter sur les grands pays émergents pour jouer les locomotives de l’économie mondiale.

Les difficultés récentes de la Grèce ont fait renaître les craintes de faillite d’un État souverain. Ce risque existe-t-il ?

Très sincèrement, je crois que ce risque éventuel ne menace pas l’Europe. La faillite de la Grèce, qui n’est pas le scénario le plus vraisemblable, n’aurait pas d’impact majeur sur la zone euro. Sans faire preuve de cynisme, je dirais même que les difficultés de ce pays ont constitué une chance inespérée pour limiter la hausse excessive de l’euro ! Plus sérieusement, je ne crois pas à la défaillance des grands États. Il y a sans doute une bulle sur la dette souveraine, mais, moyennant une élévation raisonnable du taux d’intérêt, les grands États continueront de trouver des créanciers. Le principal risque aujourd’hui n’est pas la faillite financière des États, mais la faillite économique. Je veux dire le syndrome japonais des consommateurs qui préfèrent épargner massivement pour se préparer aux prélèvements, conséquence prévisible des déficits excessifs.

Dans ces conditions, une augmentation d’impôts est-elle évitable ?

La France doit à tout prix y échapper, même s’il est vital à terme de réduire l’endettement public. En réalité, nous ne pouvons taxer ni les ménages, ce serait insupportable, ni les entreprises, qui souffrent d’un handicap de compétitivité. Il va donc falloir s’attaquer davantage à la dépense publique. Un travail remarquable a déjà été accompli. Mais nombre de dépenses de transfert aux entreprises, assez brouillonnes, pourraient être réduites dans les années à venir en échange de l’engagement de ne pas alourdir la fiscalité et d’alléger la réglementation.

Devrait-on assister à un nouveau mouvement de consolidation bancaire en Europe ?

Certains établissements continuent de souffrir en Suisse, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, et vont devoir se trouver des partenaires. Mais, dans l’immédiat, l’assainissement incontournable des bilans de banque devrait prendre le pas sur les grandes opérations de rapprochement. La survivance d’un risque significatif dans les bilans bancaires et le renforcement à venir des contraintes en matière de fonds propres devraient limiter la capacité des banques à réaliser des acquisitions d’envergure.

Comment limiter le risque systémique présenté par les plus grandes banques ?

D’abord en les dissuadant de devenir trop grandes ! Et, en tout cas, pas en remettant au goût du jour le Glass Steagall Act américain, qui prévoyait la séparation des banques selon leur activité. Ce serait une aberration car les entreprises réclament un banquier de synthèse pour traiter leur besoin de financement, que ce soit du crédit bancaire ou des instruments de marché. Il faudrait plutôt se pencher sur ce qui me paraît être le cœur du sujet, à savoir les activités pour compte propre. La gestion pour compte propre des banques à risque systémique devrait être passée au peigne fin. On ne peut réguler la quantité de fonds propres sans examiner soigneusement la qualité du compte propre. Et, après tout, le rôle des banques n’est pas de prendre des risques pour valoriser leur patrimoine propre, mais de financer leurs clients.

Les rémunérations dans la finance ne sont-elles pas trop élevées ?

Elles le sont et depuis longtemps. On ne peut pas durablement dissocier les revenus d’un secteur de son utilité sociale. Or, cette utilité est aujourd’hui mise en doute, assez injustement d’ailleurs. Les banquiers de la planète doivent donc faire preuve de décence. Mais attention de ne pas s’attaquer seulement aux bonus des banquiers. Certaines activités des banques sont aussi pratiquées par d’autres, la gestion d’actifs, le conseil en fusions-acquisitions par exemple. De plus, la compétition entre banques est mondiale. On ne peut pas pénaliser les banques d’un pays donné face à leurs concurrents, bancaires ou non, domestiques ou étrangers. La décision de Gordon Brown de taxer les bonus des traders est destructrice pour la City si elle est isolée. Sur la planète finance, ce sont les Américains qui donnent le ton, et ils ne font rien en la matière. Voulons-nous laisser tout le champ libre aux banques américaines ?

Les stock-options vous paraissent-elles constituer un mode de rémunération plus vertueux que les bonus ?

Sans aucun doute, parce que ce sont des rémunérations variables de long terme. Dans l’ordre de vertu croissante si j’ose dire, il y a le salaire fixe, le bonus, l’attribution gratuite d’actions et les stock-options. La tentation qu’ont certaines banques de remplacer tout ou partie du variable par une augmentation du fixe me paraît suicidaire. Beaucoup d’établissements n’y survivraient pas, à commencer par les banques à taille humaine.

Vous êtes très favorable à la généralisation des stock-options. Pour quelles raisons ?

Parce que la France a un sérieux problème de compétitivité depuis une quinzaine d’années, lié bien sûr aux 35 heures et à une pression fiscale trop forte, mais aussi à l’insuffisance des investissements réalisés par les entreprises et l’État. D’où l’intérêt du grand emprunt ! Pour que les entreprises investissent, il faut que tous les salariés y trouvent leur compte. Or, la concentration des stock-options sur quelques-uns explique le grand écart survenu entre les salaires des dirigeants et les autres depuis les années 1980. Il serait donc idéal d’attribuer des actions à tous les salariés, même si je mesure que ce n’est pas si simple. Nous l’avons fait il y a dix ans au sein de La Compagnie Financière. C’est évidemment plus compliqué dans les PME que dans les grands groupes cotés, mais il y a des solutions. Je ne comprendrais jamais que la gauche ne défende pas vigoureusement ce mode de rémunération, payé par les actionnaires aux salariés, et donc éminemment progressiste.

Ne faut-il pas cependant revoir les conditions d’exercice des stock-options attribuées aux dirigeants, pour éviter les soupçons de délit d’initié ?

Oui, absolument. La règle actuelle demandant aux dirigeants de conserver un tiers des options attribuées ne suffit pas. Il faudrait que la cession de leurs actions par les managers soit soumise à des règles de grande transparence et étalée sur plusieurs années, même s’ils ont déjà quitté l’entreprise.

Comment voyez-vous évoluer le métier de la gestion d’actifs et de la gestion de fortune ?

C’est un métier qui devient de plus en plus concurrentiel. La gestion d’actifs de masse à vocation industrielle a déjà commencé sa consolidation avec la cession par Barclays de BGI à Blackrock ou le rapprochement entre CAAM et SGAM. En revanche, la gestion de niches visant la surperformance laisse la place à des acteurs spécialisés comme nous. Quant à la gestion de fortune, la volatilité prévisible des marchés financiers dans les années à venir constitue une formidable opportunité pour les banques privées qui sauront être mobiles et diversifiées.

Quel a été l’impact de la crise pour la Compagnie Financière Edmond de Rothschild ?

Comme chaque crise, celle-ci a favorisé notre développement à l’étranger, en Europe, mais aussi en Chine et en Amérique latine. Nous avons notamment l’ambition de devenir un grand opérateur émergent d’ici à une dizaine d’années. C’est le charme de l’actionnariat familial de permettre de raisonner sur une génération_ La baisse inéluctable de notre résultat ne nous a pas empêchés de continuer d’investir et de renforcer nos équipes.

Un rapprochement avec la Banque Rothschild n’aurait-il pas du sens compte tenu de la complémentarité de vos activités ?

Cela n’arrivera pas, et n’a d’ailleurs aucun intérêt. La Banque Rothschild ne souhaite nullement se diluer en se rapprochant d’un groupe de gestion plus important, et le groupe Edmond de Rothschild ne rêve pas de s’étendre dans les activités de « corporate banking ». D’ailleurs, la taille n’est un facteur déterminant dans aucun de nos métiers respectifs. Ce qui est vital, c’est la confiance attachée au nom Rothschild et chacune des deux maisons l’a mieux que préservée durant la crise.

Propos recueillis par Laura Berny et François Vidal pour Les Échos