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Une entreprise, Net ou pas Net, se gère

Publié le mardi 2 mai 2000
Interviews

La Net économie vous semble-t-elle une véritable révolution ?

Il s’agit d’une vague de fond d’une importance historique. La planète tout entière et tous les secteurs économiques vont être profondément modifiés par ce phénomène. C’est une réalité aux États-Unis qui va se propager en Europe puis en Asie. Déjà la Net économie commence à toucher les intermédiaires, notamment les brokers. Dans mon métier, par exemple, l’Internet sur les back-offices bancaires est balbutiant, mais c’est révolutionnaire en termes d’économie de coûts, d’efficacité, de fiabilité. On a changé de rythme, c’est ce qu’on appelle le temps Internet. Les entreprises se transforment très vite.

Cette révolution justifie-t-elle les valorisations boursières excessives des valeurs Internet que l’on connaît depuis deux ans ?

Il est vrai que certaines valorisations sont extravagantes. J’ai eu l’occasion de voir les chiffres de lastminute.com – réseau qui vend du voyage pour des gens qui s’y prennent à la dernière minute –, dont le chiffre d’affaires à la fin de l’année dernière était d’un peu moins de 300.000 livres. Lors de l’introduction en Bourse, la valorisation a atteint 700 millions de livres. Et quelques semaines après l’introduction, elle était retombée à 350 millions de livres. Mais 350 millions de livres pour 300.000 livres de chiffre d’affaires, c’est complètement fou. Selon moi, certaines affaires d’Internet ne seront jamais bénéficiaires. Je suis persuadé, par exemple, qu’une affaire comme amazon.com ne gagnera jamais d’argent. La Bourse qui privilégie le temps Internet dit que cela n’a aucune importance. Mais, in fine, pour valoriser une société, il n’existe pas de nouveaux critères : on doit analyser un potentiel bénéficiaire et l’actualiser.

La correction à laquelle on assiste était donc attendue ?

Il était assez normal qu’il y ait une correction, pas nécessairement une correction globale, mais un marché plus sélectif. En particulier en Europe, parce que très peu de valeurs Internet sont cotées. Il y a eu un effet Van Gogh : tout le monde se jette sur les malheureux Tournesols et ils n’ont plus de prix. Il s’agit là d’un effet de rareté qui va s’atténuer au fur et à mesure des introductions. Aux États-Unis, comme en Europe, dans les six derniers mois, il y a eu une absence de sélectivité. Mais il ne faut pas oublier que les premières valeurs Internet ont été introduites en 1995 et que les trois quarts des valeurs Internet cotées au Nasdaq sont inférieures à leur valeur d’introduction. Donc, la sélectivité a déjà commencé.

S’agit-il d’une véritable bulle spéculative ?

Il existe une espèce d’effet d’imitation assez inévitable, chez les gestionnaires de fonds qui pratiquent un métier très concurrentiel. Keynes, qui était un très grand connaisseur de marché financier, disait dans La Théorie générale : « Nous consacrons nos intelligences à prévoir ce que l’opinion moyenne pense de ce que sera la moyenne des opinions. » La prévision boursière est exactement cela, une réflexion de troisième degré, incapable d’identifier une bulle. On peut démontrer mathématiquement qu’on ne sait pas identifier une bulle. Mon intuition est que le « trend » est fortement croissant à moyen terme, mais avec des émotions fortes à court terme.

Va-t-on s’installer durablement dans des mouvements de marchés très erratiques et devoir s’habituer à un extrême volatilité ?

De la Compagnie financière, les graphiques des dix dernières années montrent une accélération de la volatilité sur les marchés. Donc on est en présence d’une volatilité structurellement croissante sur tous les marchés d’actions et a fortiori sur les marchés de la high-tech tels le Nasdaq, le Neuer Markt, le nouveau marché. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les opérateurs qui travaillent sur les dérivés et qui seraient censés réduire la volatilité des marchés ne font que l’accentuer. Aujourd’hui, il y a un marché très actif de la volatilité, qui accroît significativement la volatilité. Les professionnels s’y sont habitués depuis longtemps, me semble-t-il ; ils sont d’un sang froid incroyable. Mais j’ai l’impression que même M.-Tout-le-Monde a pris l’habitude de vivre avec des marchés volatils.

La Compagnie Financière Edmond de Rothschild finance-t-elle des entreprises de la nouvelle économie ?

Nous finançons la nouvelle économie à travers la Bourse par notre Sicav Saint-Honoré Technomedia de capital investissement dans l’Internet. Nous avons aussi lancé un incubateur high-tech en Israël (Israël Discovery) et un fonds, Net Discovery. Nous voyons arriver des centaines de propositions concernant Internet. Depuis un ou deux ans le même scénario a tendance à se répéter : une jeune équipe douée, pleine d’idées, avec un logiciel bien conçu, présente un brouillon d’entreprise. Elle propose de vous le vendre 100 millions et vous demande 20 millions de cash pour contrôler 20 % de la société ! De temps en temps, nous le faisons. Mais il faut choisir les dossiers. À la fin, il faut une vraie équipe, un vrai projet, un vrai potentiel de chiffre d’affaires, un vrai potentiel de gains. Une entreprise, Net ou pas Net, se gère. Mais il y aura quand même de la casse, et certains projets ne devraient d’ailleurs jamais être financés. La vérité est qu’avec l’augmentation de valorisation des start-up, le taux de réussite doit être plus élevé ; on ne peut pas acheter n’importe quoi au hasard, en comptant sur la réussite statistique. Il faut sélectionner et veiller au grain, et c’est affaire de professionnels.

« La course à la taille n’est pas un dogme »

Le secteur bancaire européen sera-t-il le théâtre de fusions transfrontalières ?

Pour le moment, on a vu très peu d’opérations transfrontalières, sauf une toute récente, HSBC-CCF. Dès lors que l’on traverse les frontières, tout devient très complexe parce qu’il n’existe pas de droit bancaire européen, ce qui ne facilite pas les choses. Par ailleurs, je pense que la « mégamania » trouvera ses limites parce que ce n’est pas forcément la formule gagnante. La course à la taille n’est pas un dogme, les rapprochements doivent avoir un sens industriel, ce qui n’est pas toujours le cas. Pour prendre un exemple extrêmement frappant, si vous regardez la valeur boursière de l’UBS avant sa fusion avec la SBS et sa valeur boursière aujourd’hui, elle est identique. Au plan boursier, la SBS est partie en fumée, ce qui est très impressionnant. C’était la troisième banque suisse ! Comme tout cela a été fait pour créer de la valeur pour l’actionnaire, il est clair que l’objectif n’est pas atteint pour l’instant.

En vérité, une partie de la course à la taille s’explique par le fait que le management de ces banques se protège. Il ne veut pas être proie, donc il est prédateur. Lorsque André Levy-Lang répétait pendant des mois que Paribas pouvait rester indépendante, tout le monde croyait qu’il prêchait pro domo, alors qu’il défendait la rationalité industrielle.

Maintenant, si l’on procède à une analyse par métier, affirmer que des regroupements transfrontaliers de banques de détail génèrent des gains ne va pas de soi. Les fusions de banques de détail se justifient aisément sur le marché domestique. On réalise des gains lorsque l’on possède deux agences dans la même rue et que cela se traduit par la suppression d’une des deux agences. Mais si vous mariez une banque française et une banque allemande, il n’y a pas forcément d’économies d’échelle. Et la meilleure preuve en est que les mutualistes de tous les pays s’en sortent bien. Reste l’investment banking, qui a une vocation internationale. Mais là encore, la fusion capitalistique n’est pas une nécessité absolue. En ce qui nous concerne, par exemple, il est indiscutable que le métier des fusions-acquisitions est devenu un métier global. Nous ne pouvons pas être domestiques. Nous avons un réseau international de partenaires très efficace et nous n’avons pas d’alliances capitalistiques. Mais lorsqu’un client vient nous voir, nous sommes français en France, allemands en Allemagne ou canadiens au Canada. Je ne suis pas convaincu vraiment que les mégafusions bancaires soient une réponse adéquate à tous les problèmes. Il faut trouver une logique industrielle.

L’unification des marchés boursiers européens finira-t-elle par voir le jour ?

Un marché européen est indispensable, c’est une évidence absolue, pour des raisons de profondeur et de liquidité de marché et pour des raisons d’unicité de prix lorsqu’il y a plusieurs cotations. Il n’existe pas d’autre solution que celle d’un grand marché européen. Il faut aussi prendre en compte les dimensions ; le marché français, avant fusion avec Amsterdam et Bruxelles, représente une capitalisation de 1.300 milliards d’euros, le marché américain atteint 10.000 milliards de dollars. Si l’on veut être les États-Unis d’Europe, il faut être sérieux. L’ensemble Euronext représente moins de 2.500 milliards d’euros. À terme, le projet à huit est absolument incontournable. Mais il va falloir régler des problèmes difficiles à gérer comme ceux de la réglementation, de la fiscalité et de l’autorité de contrôle. Faut-il, par exemple, une autorité de contrôle unique ? A contrario, doit-on privilégier une réglementation unique avec des autorités de contrôle locales ? Il faut une détermination et un talent exceptionnels pour bâtir de telles cathédrales.

Comment l’e-business va-t-il modifier votre métier de banquier ?

Pour une maison comme la Compagnie financière Edmond de Rothschild, c’est une aubaine. Cela nous donne une possibilité d’accès à un réseau mondial dans des conditions de coûts incomparables avec ce qu’ont dû payer les grands réseaux pour se constituer sur des décennies voire des siècles. C’est vraiment une opportunité historique. Et les plus rapides, parmi les grands réseaux, ont bien compris qu’il fallait être présent dans l’Internet. Quand on voit HSBC-Merrill Lynch s’associer pour offrir des services aux clients non Américains et prêts à investir un milliard de dollars, on constate que tous ne sont pas endormis…

Croyez-vous à un développement tout Internet des activités bancaires ?

J’ai retenu de l’enfantement de Cortal et de son arrivée à l’adolescence que le virtuel complet n’est pas possible. En fait, l’idéal c’est le couple qui rassemble le virtuel et le réseau physique. Même si le réseau physique est très léger, une représentation est nécessaire. On ne peut pas abandonner quelqu’un devant son écran dans un univers complètement minéral, désincarné même si le réseau physique peut n’être qu’un « call center ». Les réseaux de détail déjà constitués peuvent bien utiliser ce couple Internet-agence, mais ils sont confrontés à un conflit d’intérêt interne. C’est difficile à gérer parce que, inévitablement, l’Internet va prendre des parts de marché au réseau d’agences.

Pour une clientèle haut de gamme comme celle de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, Internet est-il un vecteur qui s’est déjà installé ?

Pour le moment, nous utilisons de l’Internet passif : comme tout le monde, nous disposons de l’Intranet à l’intérieur du groupe ; nous avons un Internet en direction de nos partenaires, mais nous n’avons pas d’Internet en direction de la clientèle. Voilà une réflexion à conduire. Selon moi, pour résumer, le charme de ce genre d’outils est qu’ils sont tellement économes qu’ils nous permettraient d’offrir à des clients relativement plus petits que ceux que nous avons l’habitude d’accueillir un service qui est au-dessus de leurs moyens. Simplement parce que l’outil est économe, nous pourrions leur donner plus pour le même prix ou les accepter plus petits pour le même service.

Êtes-vous partisan d’une démocratisation des stock-options ?

La standardiste de la Compagnie Financière Edmond de Rothschild a des stock-options, parce qu’à la fin de l’année dernière, nous avons accordé des stock-options à tous ceux qui ont au moins un an d’ancienneté. Je trouve cela formidable ! Cela change tout. D’abord, c’est une marque de considération, il n’y a plus d’un côté des salariés et de l’autre des actionnaires. Ensuite, je vous assure que cela change la mentalité des gens. Je ne dis pas que les gens ne faisaient pas leur travail sérieusement, ardemment avant d’avoir accès aux résultats de l’entreprise. Mais vous leur donniez un objectif de résultat à atteindre et ils se disaient tant mieux pour l’actionnaire et pour les trois ou quatre dirigeants qui ont des stock-options ! Si l’on veut vraiment transformer les mentalités, il faut que les gens deviennent des actionnaires de leur entreprise. C’est vital. Actuellement, en France, les grandes entreprises industrielles qui se sont restructurées, fonctionnent plutôt bien. Aujourd’hui, on voit bien qu’une grosse part de l’économie française se porte bien mieux que celle d’Allemagne. Mais en France, les gens qui créent des entreprises et ceux qui investissent leur argent savent qu’à un moment, ils vont être massacrés par l’impôt, par la réglementation du travail, et par un excès de bureaucratie de tous les côtés. Quand ces entrepreneurs commencent à réussir, eh bien, ils partent. Ils créent une filiale qu’ils cotent au Nasdaq et la filiale rachète la mère et cela devient une entreprise américaine ! En France, cela va tant qu’on ne réussit pas ; dès qu’on réussit, il vaut mieux partir ! Comme disait Plantu, même s’ils payent peu d’impôts, il vaudrait mieux qu’ils les payent chez nous…

De vénérables maisons performantes restent en France…

Je ne dis pas que c’est une règle générale, mais je vous assure que l’on souffre d’une réelle déperdition. Il suffit d’observer tous ces Français qui sont allés s’installer dans la Silicon Valley ! Nous avons la meilleure école mathématique du monde ! Nous sommes le pays le mieux profilé pour réussir dans l’Internet ! Simplement, pour des raisons de surcharge administrative et fiscale, beaucoup trop de Français s’en vont. C’est monstrueux pour l’emploi, et le chômage demeure notre vice numéro un !

Propos recueillis par Dominique Mariette et Franck Pauly pour La Tribune