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Remettre les cigales occidentales au travail

Publié le jeudi 8 juillet 2010
Tribunes

On ne cesse de nous raconter une histoire de la crise simple et claire comme une fable de La Fontaine. On nous dit que le savetier s’est fait corrompre par le vilain financier. Et si derrière le bon savetier se cachait une cigale ayant confié son labeur à la fourmi et qui, fort dépourvue à la fin de l’été, était forcée de « danser maintenant »

La seconde moitié du XXe siècle est dominée par l’absolutisme du consommateur des pays riches. Un consommateur-roi régnant sur trois royaumes simultanément. Le premier, c’est la concurrence mondialisée qui force l’entreprise et ses salariés à se faire violence pour satisfaire le consommateur exigeant.

Le deuxième royaume, c’est l’émergence des BRIC. Le riche consommateur occidental abandonne l’effort de travail et d’épargne au monde émergent : industrie chinoise, services indiens, agriculture brésilienne. Ainsi, le roi a trouvé la martingale pour ne pas être en même temps le client capricieux et le producteur sous pression. Il botte en touche en colonisant le nouveau monde consentant.

Au troisième royaume, l’appétit vient en mangeant, et le consommateur-roi veut faire bombance. Alors, en Europe, les Etats-providence s’abandonnent au déficit pour accroître les transferts sans prélever trop les classes moyennes. Aux États-Unis, ce sont plutôt les banques qui régalent. Et les émergents, ne pouvant se passer d’un consommateur occidental vorace, arrosent le festin en recyclant leur épargne pour financer la providence de leurs clients. Le taux de croissance des années 2000 devient exceptionnel, et c’est le consommateur des pays riches qui bat la mesure.

Pourtant ce somptueux deal global gagnant-gagnant, comme disent nos amis chinois, tourne au vinaigre. Nous voilà au bout de l’âge d’or où les cigales chantaient tandis que les fourmis économisaient et travaillaient.

Jean de la Fontaine CIgale et fourmiD’abord, les ressorts de la consommation occidentale se relâchent avec un sérieux tour de vis à la dette publique et privée. Ensuite, les émergents ne feront pas toujours crédit dans un système monétaire international délabré. Aujourd’hui, c’est l’euro qui est malmené, mais la faillite de la Californie vaut bien celle de tous les PIGS réunis, et le tour du dollar viendra. Enfin, les exportations émergentes se nourrissent largement de consommations intermédiaires importées, en provenance des pays industrialisés, et l’Allemagne demeure le premier exportateur mondial. Ce compromis acceptable ne résistera pas à l’effort d’autosuffisance conduit par les BRIC.

Pourquoi les classes moyennes occidentales se pressentent-elles gravement menacées ? Est-ce l’érosion de leurs retraites et le chômage de leurs enfants ? Est-ce le soutien aux plus défavorisés, puisque « faire payer les riches » en Occident revient à pressurer les classes moyennes; d’autant que plus de la moitié des millionnaires du monde se trouvent déjà en Asie ? Est-ce l’écart qui s’est creusé avec les classes dirigeantes profitant de l’actionnariat des entreprises globales, même si la mondialisation a favorisé la consommation de masse à bas prix ? La vraie menace est que le confort des cigales et le dumping des fourmis cessent de se tenir par la barbichette. D’ailleurs, nos salariés se plaignent de conditions de travail plus dures, imposées par l’âpreté de la compétition internationale. Contrairement à la vulgate politico-médiatique, ce ne sont pas les riches qui menacent nos classes moyennes : ce sont les pauvres des pays émergents, qui s’efforcent légitimement de rejoindre à tout prix les rangs de la classe moyenne. Riches et pauvres de notre vieux monde sont sur une même galère.

A quoi ressemblera la fin du consommateur-roi occidental ? Fin résignée à la japonaise ? Fin tragique, genre protectionnisme des années 1930 ? Mais pourquoi pas une fin sérieuse où l’Occident se remet au travail pour payer sa consommation ? Nos entreprises devront investir beaucoup plus et intéresser tous leurs salariés à la création de valeur en généralisant les stock options. On devra négocier aussi avec les fourmis, qui n’ont nulle envie de tuer la poule occidentale aux œufs d’or ! Non pas, bien sûr, leur demander de jouer dès maintenant les cigales : ça a déjà raté avec les Allemands ! Mais de partager un peu mieux la fourmilière. Comme le fait précisément l’Allemagne avec la Chine.

Les émergents savent bien d’ailleurs avec qui ils doivent compter. Jugez-en ! Un grand banquier chinois à qui je demandais en quelles monnaies il plaçait le compte propre de la banque m’a fait cette réponse, terrifiante à bien des égards : 40 % en dollars, 20 % en euros, le reste en diverses monnaies, notamment le deutsche Mark !

Tribune publiée dans Les Echos n°20715 du 8 juillet 2010