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« 2012 ne sera pas une année grise, mais noire et blanche »

Publié le lundi 9 janvier 2012
Interviews

C’est encore la zone euro qui risque de fixer le tempo des marchés en 2012. A la tête de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, dont les deux grands métiers sont la gestion d’actifs et la banque privée, Michel Cicurel a vécu au premier plan le choc de la dette sur les grandes places européennes.

Pour Les Echos, il livre son analyse de la série d’événements qui a failli dégénérer en une crise financière d’ampleur mondiale. D’ordinaire optimiste, cet observateur avisé ne cache pas, cette fois, son inquiétude pour les mois à venir. A ses yeux, une des clefs de sortie de cette crise se trouve du côté de la France, qui s’est montrée encore trop timide dans ses objectifs de réduction des dépenses publiques pour amener les « fourmis » de l’Europe à se montrer plus ouvertes à un compromis.

L’année qui se termine a été marquée par des turbulences économiques majeures et par l’entrée de plusieurs pays, dont la France, en récession. Comment voyez-vous la suite de l’histoire ?

Je ne suis pas un maniaque de la fin du monde, mais je pense que nous n’en avons jamais été aussi proches. La seule chance de ne pas tomber dans l’abîme, c’est de s’en rapprocher suffisamment pour que les décisions difficiles soient prises. L’année qui vient ne sera pas grise, elle sera noire et blanche.Noire jusqu’au bord de l’abîme, puis blanche parce que nos dirigeants finiront par s’accorder in extremis pour éviter le pire. Depuis deux ans ont été accumulées une série de négligences et d’erreurs ahurissantes.Vous m’auriez dit il y a quelques mois que la zone euro allait éclater, j’aurais pris cela pour une plaisanterie. Aujourd’hui, un dysfonctionnement majeur aboutissant à l’éclatement de l’euro est possible. Je ne dis pas probable, mais possible. Sans doute parce que nos responsables politiques sous-estiment les conséquences cataclysmiques de leur refus d’obstacle. Nietzsche disait que « le malheur n’arrive jamais dans le vacarme, mais dans le bruit feutré des pas de la colombe ». Et depuis un an, quel vacarme ! Il aura fallu la faillite de Lehman Brothers en 2008 pour que le Congrès américain se décide enfin à voter le TARP. Les sujets sont sur la table, tout le monde sait ce qu’il faut faire, il ne reste qu’à agir. Il faudra sans doute que la zone euro frôle le chaos, qui serait planétaire, pour que cigales et fourmis européennes cessent de tourner autour du pot.

Pourquoi en sont-elles incapables maintenant ?

Les fourmis du système, essentiellement les Allemands, se drapent dans l’intégrisme. Mais franchement, ils ne peuvent plus accepter de faire crédit aux cigales, dont la France, qui mégotent leurs efforts et, pour excuser leur indolence, cherchent des boucs émissaires : Allemagne, Banque centrale européenne (BCE), marchés financiers, agences de notation. Mais est-il anormal que les créanciers, pour continuer de prêter, demandent des gages de discipline à leurs débiteurs ? Les créanciers se durcissent, les cigales ne bronchent pas : ce bras de fer doit finir, sinon tout le système explose.

La France ne fait pas d’efforts ?

Soyons sérieux ! Nous ne nous mettons pas vraiment au régime. Il y a plus de trente ans que notre Etat-providence dépense plus qu’il ne gagne et pourtant nos prélèvements obligatoires sont trop élevés. Nous avons 10 points de PIB de dépenses publiques et 5 points de prélèvements obligatoires de plus que l’Allemagne. Notre vie de travail est trop courte, nous commençons tard, finissons trop tôt et ne travaillons pas assez entre les deux. L’exécutif actuel a entrepris de corriger les errements des décennies précédentes. Assez courageusement, puisque la réforme des retraites et la réduction du nombre de fonctionnaires ne produisent pas de bénéfices immédiats. Et plutôt intelligemment, puisque le crédit impôt recherche et les investissements d’avenir sont des moteurs de compétitivité. Mais ni ce que nous appelons plan de rigueur ni le rétablissement de la compétitivité ne sont encore à la hauteur du défi. Cessons de croire que la baisse des dépenses publiques pèse sur la croissance : c’est en Allemagne que l’on trouve les meilleurs emplois et les meilleurs salaires alors que les dépenses ont été réduites. Cela dit, il ne faut pas assommer l’économie : avec les normes bancaires de Bâle III, ou de Solvabilité II pour l’assurance, et le resserrement de la contrainte budgétaire, on coupe tous les moteurs en même temps. Cela revient à prescrire le jogging à un cardiaque qui vient de subir un infarctus. C’est souhaitable, mais pas en salle de réanimation…

La sortie de l’euro est-elle envisageable ?

Je n’y crois pas, car ce serait un cataclysme. L’Allemagne sait qu’elle ne peut vivre sans l’euro, dont elle est la principale bénéficiaire, mais elle ne peut vendre la solidarité à son opinion. La France, elle, a du mal à admettre une forte réduction de ses dépenses. Or la clef du mécanisme est suspendue à l’équilibre franco-allemand. 2012 ressemblera peut-être à 2011 : beaucoup de vertiges au bord du précipice et de « sommets de la dernière chance » conclus par des « décisions historiques ». Mais on est proche de l’heure de vérité. On a vu se dessiner progressivement une convergence entre les arrière-pensées, l’Allemagne acceptant une dose de fédéralisme, la France s’engageant sur un plus sérieux régime. A la fin, la seule façon d’être intelligemment égoïste, c’est de jouer l’Union.

On ne peut cependant pas exclure un scénario catastrophe…

Personne n’y a intérêt et ne veut être tenu pour responsable. Même les agences de notation font leur métier avec ingéniosité en mettant tous les grands pays dans le même sac. Imaginons le scénario catastrophe : un grand Etat comme l’Italie n’arrive plus à se financer, les déposants italiens retirent leur argent et le mettent en sécurité dans des banques suisses ou allemandes, le système bancaire local s’effondre, on interdit les retraits, on instaure le contrôle des changes, bref, le cataclysme frappe le monde entier. Ce scénario est évidemment improbable. Au bord du gouffre, la BCE finirait par acheter massivement de la dette italienne et par préfinancer, en quelque sorte, une solution fédérale mettant tout le monde à l’abri, du type de l’eurobond. Mais c’est impossible pour elle de le faire dès aujourd’hui, et ce n’est même pas recommandé.

L’euroscepticisme progresse partout, pas seulement au Royaume-Uni. Cette solution fédérale est-elle vraiment crédible ?

Il a fallu la crise de 1929 pour que le système de la Réserve fédérale s’organise aux Etats-Unis. Je parie sur l’intelligence collective. Dans le désarroi, les opinions consultent les marabouts national-populistes mais finiront par se tourner vers les médecins hospitaliers. Une dose de fédéralisme supplémentaire est vitale pour sortir de cette crise. Tous les leaders politiques responsables pensent d’ailleurs la même chose.

L’Italie, l’Espagne, l’Irlande… font beaucoup d’efforts. Pour autant, ils continuent à emprunter très cher…

C’est vrai, mais les choses changent un peu. Leurs derniers appels au marché ont été marqués par une détente des taux d’intérêt. Cela indique que les marchés sont prêts à donner un premier signe de confiance aux Etats qui empruntent sérieusement la voie de la discipline. C’est un progrès. Bien sûr, par rapport au temps court des marchés, les Etats ne peuvent répondre dans l’instant. Ce qui importe, c’est de montrer une trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques et de regain de compétitivité. Il faut les deux. La France a donné quelques signes de courage pour le moyen terme. Il en faut davantage. Mais on ne peut assainir les comptes publics sans restaurer la croissance, l’emploi, le solde extérieur. C’est donc la compétitivité qui est la variable clef et la TVA sociale la première urgence pour alléger le coût du travail sans pénaliser les salaires. Mais notre grand effort doit porter sur la mise en valeur de notre matière grise, de nos ingénieurs ou de notre main-d’oeuvre, qui est hautement qualifiée.

Quelles erreurs les plus importantes ont-elles été commises dans la gestion de la crise de la zone euro ?

La plus grande erreur a été de vouloir faire payer les banques dans la restructuration de la dette grecque. Instantanément, elles ont cessé de financer les dettes publiques. L’Elysée, le Trésor français et la BCE ont tout fait pour mettre en garde les Allemands contre cette faute. En vain jusqu’au dernier sommet européen. L’autre erreur, c’est la timidité des cigales, notamment la France, à tailler dans les dépenses publiques. Car cela pousse les Allemands et la BCE à se radicaliser dans une posture vertueuse.

La zone euro à 17 est-elle viable ?

La zone euro souffre d’un défaut de gouvernance, et c’est elle qu’il faut traiter. Ce serait plus simple avec moins de membres, mais peut-être viable à 17 ou plus en renonçant à la règle de l’unanimité, insensée quand les casseurs ne sont pas les payeurs. Sinon, l’euro est bien moins malade que le dollar. Les déficits jumeaux américains (publics et extérieurs) sont abyssaux et financés par de la création monétaire et de l’épargne étrangère, alors que la zone euro n’a pas de déséquilibre extérieur. En outre, une douzaine d’Etats américains sont en faillite virtuelle, dont la Californie, neuvième économie du monde. Le dollar a un problème de crédibilité intrinsèque. Les Etats-Unis ne peuvent indéfiniment compter sur leurs créanciers étrangers pour accumuler des balances dollar tout en dépréciant leur monnaie. Pour le moment, le jeu de barbichette fonctionne. Mais le jour où les Chinois cesseraient d’acheter, estimant avoir assez diversifié leurs placements pour supporter un effondrement du dollar, ce serait une autre histoire. C’est cette histoire qui commence à s’écrire…

Propos recueillis par Nicolas Barré et Henri Gibier pour Les Échos