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L’euro frondeur face au dollar désinvolte

Publié le mercredi 13 avril 2005
Tribunes

C’est un malentendu qui invite une majorité de Français à rejeter la Constitution européenne dans les sondages. Ce texte s’efforce de remettre de l’ordre dans une Europe que l’élargissement à vingt-cinq a désordonnée. En votant « non », on prendrait le remède pour le mal.

Les reproches adressés à l’euro relèvent du même type de confusions. De même que la ménagère se plaint des arrondis de prix en euros, toujours à la hausse, nos entreprises aimaient l’euro faible hier et le critiquent aujourd’hui parce qu’il est fort. Ces irritations passagères sont négligeables au regard de l’essentiel : l’euro devient, bien plus vite que ne le prévoyaient ses zélateurs les plus optimistes, un véritable concurrent pour le dollar dont le monde n’a cessé de vilipender le monopole depuis un demi-siècle.

Car l’Euroland, cet ensemble monétaire puissant, est capable de convaincre les marchés, ses partenaires commerciaux, les banques centrales russes ou asiatiques. Il permet aux États membres de commencer doucement à s’offrir les luxes que la domination du dollar réservait jusqu’ici aux États-Unis. Pourquoi nos amis américains peuvent-ils, aujourd’hui comme hier, financer des déficits jumeaux exorbitants (budget et paiements courants) tout en conservant des taux d’intérêt très bas ? Grâce à la suprématie du dollar.

Un socle de protection majeur

La France sans l’Europe et sans l’euro aurait souffert plus gravement et plus tôt de ses abandons. Elle a fait nombre de choix suicidaires : l’indolence (la vie de travail d’un Américain et d’un Anglais est d’un tiers plus élevée) ; un train de vie somptuaire de l’économie non marchande, qui prélève trop, supporte un déficit excessif et se prépare insuffisamment au tsunami fiscal provoqué par le séisme du « papy-boom » ; le sacrifice de dépenses d’investissement, vitales pour l’avenir, dans l’éducation pertinente, la recherche, la technologie. Et, conséquence de tout cela, une croissance molle qui « décrochera » sans le « sursaut » dicté par le rapport Camdessus. Notre cigale française a trouvé en la fourmi allemande, plus avisée, mais pénalisée par sa réunification, une alliée providentielle pour assouplir le Pacte de stabilité, d’ailleurs imparfait. Il est tellement plus voluptueux pour le couple franco-allemand, parrain de l’Europe, de convaincre des fonctionnaires européens que des marchés des changes déchaînés ! Avec des monnaies nationales isolées, nos faiblesses eussent été immédiatement sanctionnées par un loyer de l’argent usuraire et une sévère rigueur économique. N’oublions pas que le « stop and go », mortel pour nos entreprises, faisait partie de l’exception française au temps du franc.

Mais faut-il vraiment se réjouir que l’euro s’apprécie alors que l’Euroland se déprécie ? Cet euro insubmersible n’est-il pas la cause de notre perte de compétitivité ? En réalité, avec le même euro, la France était en déficit en 2004 alors que l’Allemagne bénéficiait d’un excédent record. Comme d’ailleurs l’ensemble de l’Euroland. Inversement, ce n’est pas grâce à la livre que la Grande-Bretagne éclate de santé, c’est parce que les Anglais ont été très responsables depuis trois décennies, de Maggy à Tony, gauche et droite confondues.

Certes nos grandes entreprises multinationales supportent le coût de l’euro fort sur les marchés du grand large. Mais, en contrepartie, elles investissent à bon compte dans la zone dollar (Amérique et Asie), dont la croissance est beaucoup plus vigoureuse que la nôtre. Comme les entreprises américaines autrefois à la faveur du dollar fort.

Quant aux entreprises à taille humaine, que notre maison connaît bien puisqu’elle en est une et qu’elle s’est donné pour mission de les servir, leur activité, leurs salariés, leurs fonds propres et leur financement sont surtout français. Pour ces entreprises, qui forment l’essentiel de notre tissu économique et la véritable source de l’emploi dans notre pays, je suis convaincu que l’euro est une réelle condition de survie, un socle de protection majeur : sans l’euro, adieu la stabilité des prix, la modération des taux d’intérêt, l’ordre des échanges intraeuropéens, la continuité de la politique économique ! Pour elles et pour les Français, il ne faut pas moins d’euro, mais plus d’Europe, afin de fortifier la réalité de notre monnaie unique et d’en faire l’insolente rivale du dollar désinvolte.

Tribune publiée dans Les Échos