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Le triomphe discret de l’égoïsme global

Publié le jeudi 12 janvier 2012
Tribunes

Impossible de dessiner le profil de 2012.

On peut envisager le pire, tant les ingrédients de fin du monde pullulent, mais aussi le meilleur puisque c’est au bord du précipice que les dirigeants démocratiques, sur les deux rives de l’Atlantique, se résignent aux sacrifices nécessaires. Nécessaires pour répondre à l’implosion du système monétaire international et à la montée du monde émergent qui appelle une nouvelle division internationale du travail.

L’avenir est, en effet, indéterminé car l’équation comporte trop d’inconnues sur les variables. Variables de temps puisque les marchés financiers vont plus vite que les décisions politiques et que l’économie réelle, déterminant de notre avenir. Et variables d’espace entre les réalités de l’économie mondiale et l’illusion du national populisme qui s’invente des lignes Maginot. L’appel à la démondialisation, au protectionnisme et au détricotage de l’Europe flatte l’opinion fatiguée. Et il faut de la dramatisation et de l’abnégation aux responsables politiques pour prôner non pas moins mais plus de mondialisation et plus d’Europe.

Contre l’évidence, nos politiciens s’obligent encore à flatter Clochemerle. Voyez Angela Merkel programmer l’effacement de ses centrales nucléaires en comptant sur les centrales françaises, à un jet de pierre de l’Allemagne. Voyez Cameron faire bande à part en Europe, et nombre de continentaux se réjouir d’une Union sans l’Angleterre, alors que la place de Londres et l’économie européenne sont sœurs siamoises. Voyez certains Européens soupçonner les États-Unis de complot contre l’euro à travers les agences de notation ou la Fed, alors que l’éclatement de la monnaie unique provoquerait un cataclysme planétaire sans précédent, bien plus grave pour les Américains que la rivalité entre l’euro et le dollar.

Les controverses françaises sur la mondialisation, la finance globale ou l’euro alimentent une encyclopédie des idées fausses qui autorisent le déni de réalité. Depuis un quart de siècle, les consommateurs français se goinfrent de produits et services fabriqués à bas prix par des travailleurs émergents. Ce nouveau colonialisme nous a permis de travailler moins et consommer plus. Et soudain la cigale se rebiffe ! Elle voudrait le beurre et l’argent du beurre. La consommation à bas prix sans perdre les emplois conquis par les prolétaires émergents. Le crédit pour financer ses déficits, extérieur et public, mais sans les contraintes imposées par « la dictature des marchés financiers ». La solidarité allemande sans la discipline, après plusieurs décennies de laxisme.

Ne rêvons pas.

Fini le temps où la fourmi travaille, épargne et prête à la cigale les yeux fermés. Ce ne sont ni les Allemands, ni les Chinois, ni les agences de notation, ni les financiers qui ont décidé que deux et deux font quatre et non cinq. Dans l’égalité de la consommation et du travail, ou dans celle de la dépense et de la ressource. Nos créanciers continueront de nous donner du crédit, c’est-à-dire du temps, si nous montrons clairement que leur message est entendu, et que la confiance se mérite. Les stratégies du bouc émissaire nous mènent à l’irresponsabilité et au désastre. À quelques semaines d’un choix électoral décisif pour la France, comme rarement il l’a été, il faut se persuader d’une idée simple : la mondialisation est une réalité irréversible. Et d’ailleurs si l’Allemagne s’en sort mieux avec moins d’atouts que la France, c’est parce qu’elle joue la mondialisation. Ses efforts de compétitivité ont été assez vite couronnés de succès. Premier exportateur mondial avec la Chine, elle réduit son chômage et le déséquilibre de ses finances publiques, et commence à augmenter les salaires directs, pourtant supérieurs à ceux des travailleurs français.

La France, longtemps meilleur joueur mondial que l’Allemagne, regorge de cette matière première qu’elle n’a nul besoin d’importer et qu’elle exporte trop, la matière grise. Mais pour mondialiser le génie français, y compris celui de nos ouvriers notoirement qualifiés, il faut cesser de ruiner notre compétitivité.

Rêver d’un retour à l’égoïsme national n’est que fantasme maladif quand tous les pays se tiennent par la barbichette. Il n’est d’autre égoïsme envisageable aujourd’hui que l’égoïsme global, sans naïveté, mais sans illusions. C’est le devoir des politiques du monde entier d’en convaincre leurs électeurs. En Europe, les cigales effrayées par l’effort et les fourmis lasses de payer pour les autres savent bien qu’il faut s’entendre pour sauver la monnaie unique, unique chance de sauver l’Europe dans le concert mondial. Après tout, quelques mois d’agonie grecque ont suffi à l’opinion française pour comprendre les dangers d’une dette publique non maîtrisée. Les flagorneurs politiques ont tort de mépriser l’opinion qui sait très bien reconnaître le langage de vérité.

Il y faudra encore beaucoup de sommets de la dernière chance, de vertiges au bord du précipice, de déconvenues après beaucoup d’accords historiques. Mais, à chaque fois, et au-delà de montages techniques incompréhensibles même pour ceux qui les ont fabriqués, apparaît la face immergée de l’iceberg, qui est l’accord entre les arrière-pensées : l’Allemagne ne peut pas perdre l’euro, la France et les autres pays dissipés ne peuvent esquiver les disciplines.

Chacun reviendra chez soi avec un modeste butin national, et un triomphe discret de l’égoïsme global. C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que le pire n’est pas sûr.

La mondialisation est une réalité irréversible. Et d’ailleurs si l’Allemagne s’en sort mieux avec moins d’atouts que la France, c’est parce qu’elle joue la mondialisation

Tribune publiée dans Le Figaro