Regarder le capitalisme avec les yeux de Shumpeter
Publié le jeudi 10 juillet 2008S’agissant de Schumpeter, il faut afficher une conviction sans nuances : lorsqu’on oublie ses enseignements, on perd la tête. D’ailleurs, est-ce un hasard taquin que le second prénom de Schumpeter, Aloïs, se faufilant discrètement derrière Joseph, soit aussi le premier prénom d’Alzheimer ? Nous sommes ainsi prévenus : oublier Joseph, c’est sombrer dans Aloïs.
Joseph Schumpeter a marqué la pensée économique contemporaine en mettant de la chair sur les modèles classiques désincarnés.
En plaçant au cœur du capitalisme la chair de l’entrepreneur, et la chair de sa chair, l’innovation (notamment la technologie et les nouveaux débouchés), il éclaire de façon éclatante la croissance économique du demi-siècle écoulé et du demi-siècle à venir, car nous vivons une époque sans précédent dans l’histoire économique du monde. En effet, la concomitance des innovations dans le domaine de l’information et de la communication, d’une part, et de l’émergence accélérée de 2 à 3 milliards d’individus, d’autre part, offre une configuration inédite de phase A de Kondratieff, c’est-à-dire de plusieurs décennies de croissance forte. Inédite, et vraisemblablement non reproductible, puisque la population mondiale devrait plafonner à 9 ou 10 milliards de personnes vers 2050. Ce qui me conduit à évoquer les « trente globales », comme la reproduction des Trente Glorieuses déployée à l’échelle mondiale.
Schumpeter avait longuement explicité les phases A de Kondratieff, mais avait aussi montré comment le capitalisme évoluait par crises successives, crises salutaires puisqu’elles enclenchent le processus de « destruction créatrice », porteur d’une nouvelle croissance. « La seule cause de la dépression, c’est l’essor », disait Schumpeter. Il aurait pu aussi inverser sa proposition : la seule cause de l’essor, c’est la dépression.
Il eût été passionnant de faire scruter la crise financière actuelle par Schumpeter. Très humblement, tentons l’exercice. La globalisation, où ruptures géopolitique et technologique se nourrissent mutuellement, entraîne une croissance mondiale annuelle de près de 5 %, un niveau exceptionnel, pendant plus de quatre ans, une durée également exceptionnelle.
Certes, la dialectique de l’essor et de la dépression ne se dément jamais, mais, cette fois, la rupture géopolitique retarde la crise. L’explosion de la demande de crédits des pays développés n’entraîne pas la hausse des taux d’intérêt modératrice, puisque, face aux déficits abyssaux de l’Occident, se mobilise l’épargne gigantesque des émergents. De même, l’accélération de la demande mondiale n’a pas jusqu’ici provoqué l’inflation qui apaise habituellement la surchauffe, puisque le doublement de la population active mondiale jugule la spirale des salaires et des prix.
Dans le circuit des biens et services, le thermomètre est cassé. Seul le prix des actifs rend compte de la fièvre, ce qui ne fait qu’encourager la progression de la demande, comme l’effet multiplicateur de l’immobilier américain l’a montré. Et pour accompagner ce cercle vertueux de croissance mondiale, l’innovation financière se déchaîne et potentialise l’apport de l’épargne émergente. Schumpeter notait qu’une automobile peut aller d’autant plus vite qu’elle a de meilleurs freins. Pensée très profonde, oubliée de notre monde devenu euphorique et sans aucuns freins. Aloïs !
Comme nombre de bons esprits font de la prévision avec un rétroviseur, je me permets de rappeler que j’ai publié en janvier 2007 un article intitulé « La planète finance danse sur un fil ». L’idée générale était que ça « chauffait », mais que je ne savais pas trop où ça allait « craquer ».
Que nous dirait Schumpeter à mi-crise ? Que les systèmes d’alerte habituels ayant fait défaut, la crise, trop tardive, sera plus profonde et plus longue. Qu’il faut laisser jouer les mécanismes de marché, et ne pas jeter les innovations, même financières, avec l’eau du bain : après tout, les hedge funds de John Paulson jouaient la baisse de l’immobilier américain en juin 2006, en même temps qu’Alan Greenspan nous expliquait à Paris que les prix de l’immobilier ne pouvaient baisser puisque la construction ne connaît pas les gains de productivité ! Ainsi Schumpeter nous enseignerait sûrement qu’il ne faut pas rajouter de la réglementation à chaque crise, que la tutelle ne vaut que ce que valent les tuteurs, que cette crise n’est pas mortelle, mais au contraire, comme toutes les crises du capitalisme, créatrice des innovations futures et de la nouvelle croissance.
Réaffirmerait-il aujourd’hui que le capitalisme ne peut survivre, et finira fatalement en socialisme, comme il l’a dit dans « Capitalisme, socialisme et démocratie » ? Penserait-il que la crise actuelle est le hoquet terminal du capitalisme, comme certains nostalgiques du socialisme à la française se plaisent à le croire ? Peut-être cette formidable intelligence inclassable aboutirait-elle à cette conclusion. Mais peut-être aussi Schumpeter observerait-il que le potentiel d’intelligence innovatrice du monde émergent s’éveille de façon impressionnante, que l’Inde ou la Chine ne sont pas seulement une armée de réserve de main-d’œuvre bon marché mais aussi une élite, des universités, des centres de recherche, de l’architecture, de l’art… ; et, tandis que l’astre d’un certain capitalisme occidental pâlit après trois siècles de domination, un nouveau capitalisme se bâtit brique par BRIC.
Schumpeter dirait sûrement que la dialectique de la dépression peut se concentrer dans le temps lorsqu’elle se globalise dans l’espace. Et pourquoi l’économie ne ferait-elle pas comme le soleil qui se lève à l’Est lorsqu’il se couche à l’Ouest, mais dont le parcours irradie toute la planète ?
Qu’on me pardonne cet « Anschluss » intellectuel de l’Allemand Hegel sur l’Autrichien Schumpeter : « L’oiseau de Minerve [déesse de l’intelligence] prend son vol au crépuscule », disait Hegel. En cette année un peu sombre, peut-être un petit rayon d’espoir…
Tribune publiée dans Les Échos du 10 juillet 2008