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Quand le gros maigrit, le maigre meurt

Publié le mercredi 25 avril 2007
Tribunes

La pensée française est capable du meilleur et du pire. Notre devise « Liberté, Egalité, Fraternité », symbole universellement reconnu du patrimoine démocratique, fait partie du meilleur. Au panthéon du pire, je ferais volontiers entrer le jeu à somme nulle, inlassablement ressuscité.

Selon une vieille croyance française, en effet, les gains d’un joueur viennent des pertes des autres. Parmi les multiples symptômes de ce syndrome malthusien, le concept tenace de partage du travail : le travail des uns ferait le chômage des autres, d’où retraite à soixante ans et 35 heures. De même le commerce extérieur et sa forme la plus aboutie, la mondialisation, inspirent une grande méfiance à nos compatriotes, convaincus qu’à ce jeu, il y a forcément des perdants. Quant à l’allergie suscitée chez nous par la richesse, ne provient-elle pas du sentiment confus que la prospérité des uns s’explique par la spoliation des autres ? L’aspiration à l’égalité est plutôt sympathique, mais devient belliqueuse lorsqu’elle est éperonnée par le postulat de somme nulle.

En réalité, la mondialisation entraîne notre planète dans une phase de croissance exceptionnelle, forte et longue, profitant à toutes les régions du monde, et qui est un jeu à somme fabuleusement positive. Le niveau de vie progresse beaucoup plus vite, la pauvreté recule, les pays émergents sortent du Moyen Age pour devenir des acteurs majeurs du jeu économique mondial.

Il n’y a pas de jeu à somme nulle

Pourtant, il serait faux de prétendre qu’il n’y a que des gagnants à ce jeu de la croissance mondiale, et qu’elle favorise nécessairement la réduction des inégalités. Il est clair, par exemple, que la main-d’œuvre non qualifiée des pays riches est sévèrement atteinte. La main-d’œuvre asiatique, plusieurs dizaines de fois moins coûteuse, inépuisable en nombre, pulvérisera le travail non qualifié des pays développés pendant de longues années encore. Les altermondialistes sont en fait les interprètes des quelques perdants des pays riches, concurrencés par l’émergence industrielle des paysans des pays pauvres. Progrès de l’humanité dont il est difficile de ne pas se réjouir, malgré l’inquiétude légitime de nos travailleurs manuels.

Car les nations riches ne sont pas spoliées par les émergents. D’abord, ces marchés gargantuesques accédant à la prospérité s

ont de formidables opportunités pour nos économies. Beaucoup de Chinois, de Russes et d’Indiens font vivre nos industries du luxe et chacun sait que les pays jouant intelligemment de la spécialisation internationale triomphent au jeu de la mondialisation : l’Allemagne fait aussi bien que la Chine. Mais surtout, les importations de biens à bas prix ont subventionné massivement le pouvoir d’achat de nos consommateurs. Cette subvention nous donne le temps et les moyens d’indemniser et de former nos concitoyens, lésés dans leur travail, mais propulsés dans leur niveau de vie.

A l’autre extrémité de la diagonale, la forte croissance mondiale favorise l’enrichissement de quelques-uns : pétrole arabe ou russe, industrie chinoise, services indiens, agriculture brésilienne créent une classe de très riches ; les dirigeants et les actionnaires des grandes firmes occidentales se sont enrichis en même temps que leurs entreprises, qui ont profité de la croissance mondiale plus que les salariés.

Mais il ne faut pas caricaturer cette classe de « nouveaux riches », ni faire de contresens sur les injustices qu’elle génère. A l’évidence, l’accès de nouveaux venus à la richesse est le meilleur antidote contre le conservatisme social. De plus, dépensant à tout va, les « nouveaux riches » favorisent la création de nombreux emplois dans nos vieux pays. D’ailleurs, à partir d’un certain niveau de fortune, l’argent des riches contribue à l’intérêt général. Bill Gates, Warren Buffett… les Rothschild, à travers les âges, en fournissent la preuve. Y aurait-il une supériorité du mécénat public sur le mécénat privé, plus décentralisé, divers, et souvent plus efficace car le mécène ne rend compte qu’à lui-même ? En résumé, les effets de l’enrichissement mondial sur la situation de chacun sont diffus, complexes, indéchiffrables, imprévisibles. Les responsables politiques et patronaux se doivent de civiliser la croissance mondiale. Les caricatures populistes véhiculent de graves contresens qui conduisent au protectionnisme et à l’implosion de cette magnifique mécanique de croissance mondiale. Quel crime ! Comme le disent les plus pauvres : « Quand le gros maigrit, le maigre meurt. »

Tribune publiée dans Les Échos