« Nous sommes dans une phase positive du cycle »
Publié le jeudi 1 janvier 2004Issu de la direction du Trésor, Michel Cicurel a pris en 1999, la présidence de la Compagnie financière Rothschild. Un établissement reconnu par ses pairs pour briller par ses performances dans la gestion de fortune et des valeurs boursières. Michel Cicurel, qui n’hésite pas à rompre avec la réserve feutrée des banquiers d’affaires, a accepté de se soumettre au jeu dangereux de l’analyse conjoncturelle et des prévisions pour 2004 .
Quelle est votre appréciation sur la situation mondiale ?
Pour autant que l’on puisse prévoir la conjoncture, je suis plutôt dans l’idée que l’économie mondiale repart. Avec des locomotives, des tenders et des wagons de queue, mais dans l’ensemble, elle repart et même vigoureusement. Aux États-Unis, je ne crois pas que l’on aura une année à +7 %, mais l’on devrait être au-dessus d’une croissance ordinaire de 3 à 4 %, avec ses 1 % dû à l’augmentation de la population active, et le reste à l’amélioration de la productivité. On devrait être au-dessus car l’on est dans une phase de rattrapage. Parallèlement, on assiste à un redémarrage du Japon que l’on osait plus espérer depuis douze ans. Il rebondit non à l’américaine mais à la japonaise avec, à la clef, la nécessité de poursuivre les réformes et le traitement des mauvaises créances bancaires. Le reste de l’Asie connaît un décollage phénoménal. La Chine, devenue le premier sous-traitant des États-Unis (ce qui d’ailleurs relativise le déficit extérieur américain), connaît un taux de croissance significatif dans leur sillage. Les locomotives, de part et d’autre du Pacifique tirent l’économie mondiale à grande vitesse. Dans les pays émergents, l’Amérique latine s’est probablement éloignée du drame argentin. L’Afrique reste l’Afrique, malheureusement. Enfin, l’Europe devrait repartir également, probablement mieux qu’on ne l’imagine. Il faudrait être capable d’anticiper les points de retournement alors que l’esprit d’escalier est la grande faiblesse de la prévision économique : quand cela va bien les arbres montent jusqu’au ciel et, quand cela va mal, les abysses n’ont pas de fond.
Et qu’en est-il de la France ?
Je verrais bien la France un peu au-dessus de 2 %. Pour l’Allemagne, sans doute un peu moins, mais le climat des affaires a spectaculairement changé en raison des réformes entreprises et de la reprise américaine. Même si elle reste en décalage, l’Europe devrait sortir du bas conjoncturel qui est désormais derrière nous. Je crois que l’on est entré dans une phase positive du cycle. On ne retrouvera certainement pas les années miraculeuses qui ont culminé en 2000. Naturellement, les déficits jumeaux américains et la chute du dollar peuvent gripper la dynamique. Mais, sauf accident géopolitique ou financier, rien n’interdit à la croissance de repartir résolument, au moins pour les deux à trois prochaines années.
L’Allemagne en a-t-elle fini avec l’absorption de ses territoires de l’Est ?
Une telle digestion prend des décennies, mais la secousse forte est terminée. La France, longtemps considérée comme le mauvais élève de la classe monétaire européenne, aurait d’ailleurs eu beaucoup de mal à se rapprocher de l’Allemagne, jusqu’à en devenir le maître à penser monétaire, si celle-ci ne s’était de son côté dégradée durant la période de réunification. L’Allemagne s’est en quelque sorte remise en ligne avec ses partenaires latins, et cela n’a pas que des inconvénients. Cependant, l’Europe continentale n’entreprend guère les réformes structurelles et l’on ne tire pas suffisamment la sonnette d’alarme. Suivant l’exemple anglais, spectaculaire, l’Allemagne commence doucement à changer de cap, et les pays du club Méditerranée se sont courageusement réformés. Finalement, parmi les grands pays d’Europe occidentale, il n’y aura bientôt plus que la France, figée dans un immobilisme obstiné, sans voir qu’elle est à la traîne de la vieille Europe, elle-même à la traîne du monde. Ce n’est pas principalement une critique adressée aux gouvernements successifs mais à ces braillards qui croient pouvoir parler au nom des Français sans comprendre que, dans un monde qui galope, la lenteur c’est la mort.
Quel est pour l’Europe le risque de l’euro fort face au couple infernal sino-américain ?
Il n’y a pas de dommage à détenir une monnaie forte. Au contraire. Les États-Unis se sont bien portés d’avoir eu longtemps un dollar fort qui leur a permis d’acheter le monde à bon compte. Ce qui serait dommageable, c’est un euro devenu trop fort pour la réalité européenne. Ce n’est pas la même chose d’avoir une monnaie forte en phase de croissance économique forte et d’avoir une monnaie forte en phase de croissance économique faible. Aujourd’hui, l’ensemble des moteurs européens ont fini par s’éteindre : la consommation tient bon mais progresse peu, l’investissement stagne et si l’exportation, plus importante pour nous que pour les États-Unis, est pénalisée, l’Europe souffre. Cependant, si je pouvais former un vœu, ce ne serait pas la baisse de l’euro mais la mise de l’Europe au diapason de l’euro tel qu’il est. Si la parité semble actuellement pénalisante, c’est que l’Europe ne sait pas mériter ce taux de change, ni en terme de rythme ni, surtout, en terme de perspectives de croissance. L’Europe réclame un dopage pour rester dans le peloton, et c’est préoccupant.
Les Américains font financer leur dette et leur croissance par l’épargne du reste du monde. Y a-t-il danger ?
Ce n’est pas un problème de principe mais d’équilibre économique et financier. Aujourd’hui, le déficit américain arrange tout le monde. Il permet aux États-Unis de jouer leur rôle de locomotive de la conjoncture mondiale. Le réveil asiatique y est largement lié, un tiers de ce déficit provenant de la sous-traitance en Chine. Cela crée des emplois industriels en Asie qui a donc intérêt à financer le déficit américain. La locomotive et le tender se tiennent par la barbichette. On peut feindre de penser que de besogneuses fourmis financent les frivoles cigales américaines, mais n’oublions pas qu’il y a six mois le risque majeur, et mortel, qui hantait les esprits était la déflation mondiale : c’est un miracle qu’il y ait eu des cigales pour fertiliser les économies des fourmis de la planète. D’autre part, les États-Unis ont coutume de creuser d’énormes déficits et de les résorber très vite. Leur capacité de rebond est absolument exceptionnelle, incompréhensible même pour le reste du monde. Ils savent passer de déficits abyssaux à de formidables excédents. Depuis combien de décennies n’a-t-on pas vu d’excédents budgétaires en Europe ?
Quelles sont les principales préoccupations du monde bancaire ?
Bien sûr il y a Bâle II, l’harmonisation bancaire, et bien d’autres sujets très techniques de banquiers qui s’en parlent entre eux. Mais ce qui préoccupe les banques, c’est le bon fonctionnement de l’économie, de la finance, et l’éthique de notre profession. Si l’économie va mieux et si les marchés financiers reflètent la reprise économique, beaucoup de soucis s’effaceront. Reste l’éthique. Je crois, contrairement à l’idée reçue, que les standards ont beaucoup progressé. Aujourd’hui sont prohibées des pratiques considérées comme normales naguère. Les « tuyaux de bourse » d’il y a trente ans sont devenus des délits d’initiés. Quant aux « manipulations comptables », elles furent longtemps admises comme une gestion pragmatique des comptes, permettant l’absorption de chocs dans la durée. Après tout, le Trésor français faisait il y a trente ans de la « débudgétisation » ; comment la baptiserait-on aujourd’hui chez les gardiens du pacte de stabilité ? Je ne voudrais pas que l’investisseur et la « veuve de Carpentras » imaginent que ce monde financier se dégrade. C’est exactement l’inverse. On met en place peu à peu les règles de fonctionnement d’un monde financier complexe, avançant vers toujours plus d’éthique, et c’est très bien ainsi. Mais il ne faudrait pas que ces standards élevés, scrutés par la vigilance légitime des relais médiatico-politiques, créent le sentiment populiste que ce monde de la finance est décidément pourri et qu’il vaut mieux garder des lingots d’or sous son matelas pour être sûr de ne pas se faire voler. C’est l’épargne, l’investissement, l’entreprise, et donc l’emploi et le mieux-être de tous, qui en pâtiraient gravement.
Propos recueillis par Patrick Fillioud pour Banque & Finance