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Les inoxydables entre iconoclastes et déstructurés

Publié le jeudi 3 février 2000
Tribunes

Comme chacun sait, le Forum de Davos s’est déroulé cette année dans l’ombre portée de Seattle. Heureusement, les manifestants n’ont pas manqué à l’appel : leur absence eût été une grave injure à l’encontre de ce temple trentenaire de la globalisation.

D’ailleurs, ces briseurs d’icônes, celle du McDonald’s de Davos et celle de la pensée unique libérale-globale, ont été honorés par la version 2000 du Forum bien au-delà de ce qu’ils méritaient.

Les limites de la mondialisation étaient cette année au cœur des débats. C’est avec son charme, son humour et, dans la forme, sa formidable modernité politique que Tony Blair a déroulé un discours social-démocrate orthodoxe. Seul le monde politique français de droite et de gauche, à nouveau absent du Forum, aurait pu qualifier le discours du premier ministre britannique de libéral. D’ailleurs, Christian Sautter, unique responsable politique français présent, a tenu dans un anglais irréprochable un discours moderne et compétent, mais nettement à gauche du centre de gravité du Forum. L’exception française fait partie du paysage de Davos, et, si José Bové n’était pas français, il eût fallu lui accorder la citoyenneté d’honneur.

Quant à Bill Clinton, qui a commencé à Davos ses interventions testamentaires, il a sacrifié aux iconoclastes de l’anti-mondialisation autant qu’il était possible. Ni-ni. Ni jeter le bébé avec l’eau du bain, car le libéralisme global a œuvré pour la paix et la richesse mondiales. Ni rester sourd aux appels des contestataires qui représentent ceux que l’accélération de l’enrichissement planétaire a laissés sur le bord de la route.

Cette révérence des responsables politiques et économiques du monde libre aux iconoclastes avait quelque chose d’irritant et de rassurant à la fois.

Irritant par le côté Marie-Antoinette des Anglo-Saxons qui proposent de la brioche centriste à ceux qui n’ont même pas une miette de pain capitaliste. Car il faudra bien quand même, un jour, cesser de feindre. Qui contestait à Davos la pensée unique globale ? Les enfants bien nourris et bien habillés de nos sociétés capitalistes. Qui réclamait l’extension au sud de la planète des bienfaits du système économique du Nord ? Les représentants des pays où la famine, la mortalité infantile, l’épidémie, l’illettrisme, sont le lot quotidien des peuples, bien trop démunis matériellement et politiquement pour manifester.

Qui a ricané à Davos sur les fantasmes de la troisième voie, entre libéralisme et socialisme ? Vaclav Klaus, président de la Chambre des députés du Parlement tchèque, ancien premier ministre de la République tchèque (1993-1997), auteur en 1998 de Pourquoi je ne suis pas un social-démocrate.

Pour Klaus, il n’y a que deux voies : le capitalisme et le socialisme ; la troisième est un déguisement hypocrite de la deuxième ; son pays a payé le prix, en termes de niveau de vie et de libertés fondamentales, du développement d’une logique socialiste conduite à son terme.

On ne peut s’autoriser à mettre de l’eau dans son vin libéral que lorsqu’on a eu la chance d’hériter de Ronald Reagan ou de Maggy Thatcher.

Ce qu’il y a de respectable dans la contestation des iconoclastes est que certains sont appauvris lorsque la création de richesses s’accélère. Les États civilisés ne peuvent pas les abandonner à leur sort. Mais nos États sociaux-démocrates sont aussi incapables de les aider que les systèmes libéraux réputés sauvages. Ils ne savent que redistribuer entre les déciles supérieurs et les déciles moins favorisés de la classe moyenne, décourageant ainsi le talent et l’effort créateurs d’emplois et de richesses. Au message des iconoclastes, la destruction du système global-libéral est la plus inappropriée des réponses.

Irritant, mais aussi rassurant, cet hommage de Davos rendu aux contestataires. Car c’est le triomphe de l’économie de marché à travers les âges d’avoir toujours su fabriquer les anticorps aux agents d’agression qui la menacent. Ce sont les systèmes totalitaires qui réduisent la contestation au silence et les systèmes libéraux qui, accordant la liberté d’expression à tous, s’adaptent pour prendre en compte les forces contestataires. Gageons que le système global-libéral saura proportionner sa réponse au degré de pertinence de la contestation.

Par ailleurs, le Forum de Davos a naturellement ouvert ses podiums à la nouvelle économie. Mais dans la tradition du Forum, qui braque ses projecteurs sur les stars consacrées plutôt que sur les jeunes espoirs. Dans leur immense majorité, les participants au Forum appartiennent, en effet, à ce que j’ai appelé La Génération inoxydable . Les inoxydables de la génération du baby-boom, écrasante par le nombre, le succès économique, la santé et la longévité, l’influence politique, ont en moyenne quarante-deux ans aux États-Unis.

Les représentants de la nouvelle économie à Davos sont des inoxydables qui s’appellent Bill Gates (quarante-quatre ans, fondateur de Microsoft, âgée de vingt-cinq ans) ou Steve Case (quarante et un ans, fondateur d’AOL, âgée de quinze ans). Bill Gates se débat avec le gouvernement américain pour sauvegarder l’intégrité de son groupe ; il tient un discours politique, équilibré et mûr. Steve Case marie la nouvelle économie d’AOL avec l’économie traditionnelle de Time-Warner : il s’embourgeoise pour consolider ses conquêtes. L’un et l’autre ont passé l’âge et la dimension de l’innovation. En somme, Davos est sous influence américaine, et, aux États-Unis, la nouvelle économie n’est plus nouvelle. En Europe, elle est balbutiante, et au Japon inexistante : à ces débutants, il a manqué le contact avec les déstructurés de la nouvelle économie.

Ceux que j’appelle les déstructurés sont ces très jeunes gens adeptes du sans-cravate et des baskets, qui ignorent les règles inoxydables de la syntaxe, des horaires de travail ou de repas, la hiérarchie, les frontières politiques ou linguistiques, ceux qui inventent la nouvelle économie au quotidien, en prenant tous les risques parce qu’ils n’ont rien à perdre, exclus du monde de l’entreprise traditionnelle, désargentés un jour, et soudain millionnaires en dollars ; ceux qui ressemblent aux iconoclastes par l’âge, la tenue, le vocabulaire, mais qui apportent une contestation optimiste à l’économie installée ; bref, les Schumpéteriens de l’an 2000, apôtres encore anonymes de la destruction créatrice face aux manifestants de la destruction tout court. Ceux-là on ne les a pas assez vus à Davos.

La prochaine mission du Forum sera d’organiser le dialogue difficile entre les inoxydables, qui souhaitent « donner du temps au temps », et les déstructurés, qui veulent et font « tout, tout de suite ». L’an prochain, à Davos !

Tribune publiée dans Le Figaro