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Les entreprises n’ont pas besoin d’aide, elles ont besoin d’air

Publié le lundi 12 juin 2006
Interviews

La nervosité actuelle des marchés boursiers vous inquiète-t-elle ?

Pas du tout, au contraire ! La correction des dernières semaines était attendue. Elle est excessive, comme l’était la hausse spéculative des six derniers mois. Les marchés anticipent un peu plus de hausse des prix et des taux, et ils ont raison. Or même une progression raisonnable du loyer de l’argent casse la spéculation boursière qui se fait à crédit. Mais elle ne menace nullement l’économie, les entreprises et les Bourses, qui retrouvent une volatilité normale après deux ans de plus bas historique.

Les Bourses sont structurellement orientées à la hausse pour des décennies. La croissance mondiale est en effet tirée par deux locomotives très puissantes, et pour longtemps. D’abord, la diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Nous ne sommes qu’au début de ce mouvement. Ensuite, l’entrée dans l’économie moderne de 2 milliards d’hommes et de femmes, du jamais-vu dans l’histoire de l’économie, car la révolution industrielle de l’Europe ou des États-Unis ne concernait que quelques dizaines de millions de personnes. Cette fois, cela touche plus du tiers de la population mondiale avec une croissance à deux chiffres ! Et cette croissance est pérenne parce que la profondeur du réservoir de main-d’œuvre de la Chine ou de l’Inde protège le monde contre le fameux cercle vicieux de l’inflation des salaires et des prix, engendré par un taux de croissance élevé.

Cette période de croissance ne va pas sans déséquilibres, américains notamment. Faut-il craindre une chute du dollar ?

Je n’ai pas d’opinion arrêtée sur le sujet, car il échappe parfois à la rationalité, ce qui est logique puisque les paramètres objectifs vont à hue et à dia. D’abord, avec les déficits extérieurs américains à 6 % du PIB, la monnaie devrait chuter sévèrement. En sens inverse, la vigueur de la croissance américaine, bien supérieure à celle de l’Europe, et le différentiel de taux d’intérêt, favorable au dollar, sont des facteurs de soutien importants. Enfin, les déficits américains sont surtout générés par les pays d’Asie, la Chine en particulier, qui détiennent d’énormes stocks de dollars et ne souhaitent donc ni sa dépréciation ni l’appréciation de leurs monnaies. Ces paramètres objectifs sont stables à moyen terme. Si la géopolitique ou la Fed ne se mettent pas à déraper, le dollar pourrait se maintenir vers son niveau actuel. Mais, pour les investisseurs comme pour les entreprises, mieux vaut ne prendre aucun risque de change.

Pensez-vous que la hausse des prix de l’énergie soit passagère ?

Nous sommes entrés, pour longtemps, dans une ère d’énergie fossile chère. Il ne faut pas oublier que l’Asie, qui connaît la plus forte croissance aujourd’hui, consomme déjà 40 % de la production mondiale de pétrole, soit plus que l’Amérique du Nord et l’Europe réunies. Cette bascule intervient alors que l’équilibre des forces entre les producteurs de pétrole est en train de changer en défaveur des modérés (Arabie saoudite) au profit des « durs » (Venezuela, Iran…). Ils exploitent facilement l’insuffisance de l’offre qui résulte de plus de vingt ans de sous-investissement dans l’exploration et le raffinage.

Difficile dans ces conditions de tabler sur une hausse durable des marchés actions. C’est pourtant le pari que vous faites…

Sur de courtes périodes, les marchés peuvent se dissocier des évolutions macroéconomiques. Nous ne conseillons d’ailleurs jamais à nos clients d’investir en Bourse pour six mois ou un an. Mais à plus long terme, la corrélation ne fait aucun doute. Actuellement, les marchés actions s’inquiètent d’un éventuel retour de l’inflation, lié à la hausse des prix de l’énergie, à la raréfaction de la main-d’œuvre en Amérique du Nord et à l’excédent de liquidités. Des sujets qui, d’ailleurs, ne semblent nullement préoccuper les marchés obligataires, convaincus, comme nous, que le retour d’une inflation forte est exclu.

La hausse des indices depuis trois ans est parfaitement liée à la croissance des profits des entreprises, non à celle des multiples de valorisation. Tout se passe comme si les actions étaient aujourd’hui au même niveau qu’au point bas de mars 2003 ! Le PER mondial est inférieur à 15 quand il devrait être de 20, compte tenu de la faiblesse des taux d’intérêt actuels. Même avec une hausse raisonnable des taux, les marchés actions recèlent donc un potentiel d’appréciation renforcé par la récente révision à la hausse des perspectives de croissance mondiale, donc des profits des entreprises, y compris des principaux groupes français, qui ne réalisent plus que 25 % de leur activité dans l’Hexagone. Il faut bien comprendre que le CAC40 n’est pas un indicateur de la santé de la France, qui ne va pas très bien, mais du monde, qui éclate de santé !

Et les PME françaises, sont-elles attractives pour les investisseurs ?

Très attractives ! Car, au cours des dernières décennies, les entreprises françaises, grandes et petites, ont fait des pas de géant pour s’adapter à un environnement mondial de plus en plus concurrentiel. Mais une charge fiscale et réglementaire très lourde pèse sur elles. Et je ne pense pas que le meilleur moyen de contribuer à leur développement soit de créer de nouvelles aides. Les entreprises n’ont pas besoin d’aide, elles ont besoin d’air. Car les aides créent de nouvelles obligations et de nouvelles contraintes. Bien entendu, la création des pôles de compétitivité va plutôt dans la bonne direction, mais c’est la France entière qui doit devenir un pôle de compétitivité. Notamment par la priorité donnée aux dépenses de recherche et développement, à l’éducation et à l’enseignement supérieur.

Ne croyez-vous pas, comme certains, qu’elles manquent de financement, notamment bancaire ?

Les banques ont le devoir d’être prudentes, car elles prêtent l’argent des autres. Mais, plus que de crédit, je crois que les PME ont besoin de fonds propres. C’est pourquoi la Compagnie Financière a développé il y a quatre ans une activité d’investissement dans les « midcaps » non cotées. L’idée est d’apporter à ces entreprises des moyens pour se développer tout en associant les investisseurs financiers à leur dynamisme et à leur création de valeur. Le capital-développement, c’est aussi le développement du capital !

Plus largement, pensez-vous que le pays soit mûr pour une réforme en profondeur ?

Notre pays est toujours mûr pour la réforme quand on sait lui en présenter les avantages. Je ne crois pas qu’il soit plus difficile de gouverner en France qu’ailleurs.

Mais à force d’entendre la plupart de nos hommes politiques faire espérer aux Français qu’ils pourront avoir le beurre et l’argent du beurre, ils ont fini par le croire. Depuis plus de vingt ans, on ment effrontément aux électeurs ! Aujourd’hui, la baisse des dépenses publiques et sociales courantes est une urgence. Mais dire la vérité aux Français, ce n’est pas nécessairement leur promettre du sang, de la sueur et des larmes. Il faut leur vendre un projet, dont ils peuvent percevoir une part des bénéfices à court terme. Ainsi, lorsqu’on décrète le non-remplacement de certains fonctionnaires partant à la retraite, il faut absolument redistribuer une partie des économies à ceux qui restent, pour améliorer leurs conditions de travail et leur rémunération. Pourquoi le secteur public en France ne pourrait-il pas faire ce que les entreprises françaises et leurs salariés ont fait courageusement depuis trente ans ? Et ce qu’ont fait d’ailleurs la plupart des États étrangers ? Je suis convaincu que les Français sont beaucoup plus sérieux que ne le pensent leurs dirigeants politiques.

Pensez-vous que les grands groupes donnent l’exemple, tant en matière sociale que de bonne gouvernance ?

Il y a aujourd’hui un déséquilibre dans la répartition de la valeur ajoutée entre les actionnaires, très favorisés, et les salariés, qui prennent ainsi la mondialisation en grippe. Mais je crois que ce décrochage commence heureusement, surtout aux États-Unis, à se corriger.

Concernant la gouvernance, les conseils d’administration ont fait beaucoup de chemin. Il y a dix ans encore, certains administrateurs signaient leur courrier en conseil… Mais il ne faut pas que la gouvernance prenne le relais des « noyaux durs » pour protéger les managers en place, notamment des appétits de concurrents étrangers. L’économie de marché, c’est viril !

Dans ce contexte, comment se situe la Compagnie Financière ? Etes-vous armés face aux géants de la gestion privée ?

Les chiffres parlent pour nous. Depuis mon arrivée en 1999, les actifs sous gestion ont progressé de 20 % par an. En 2005, la croissance a dépassé les 30 %. Nous grandissons deux fois plus vite que la moyenne du secteur. En fait, notre rôle est de plus en plus grand, à mesure que notre secteur se concentre.

Dans nos métiers (gestion d’actifs, gestion privée, conseils en fusions-acquisitions des PME), il n’y a pas d’effet de taille. Il y a de la place pour des maisons indépendantes à dimension humaine capables de faire de la haute couture. Le groupe Edmond de Rothschild sait brouter entre les pattes des mammouths qui, heureusement pour nous, ne cessent de grossir !

Avec quels atouts ?

C’est assez simple : nous n’avons pas le choix ! Si nous ne sommes pas meilleurs, nous disparaissons. Il faut bien comprendre que nous n’avons aucune clientèle captive. Pour convaincre, nous sommes forcés de proposer de bons produits, d’innover, de servir. Nous cherchons à offrir à nos clients des produits « sur mesure », notamment pour les entreprises à taille humaine, dont nous conseillons aussi les dirigeants actionnaires. Nous avons, bien avant les autres, conseillé les entreprises familiales qui connaissent un problème de transmission. Et d’ailleurs, nous sommes une banque familiale, à taille humaine, qui fidélise ses meilleures équipes en les intéressant au résultat et à la création de valeur de leur activité. Nous sommes organisés comme un groupement de PME, spécialisées par métier, capables de réagir vite et de rester très proches de leur clientèle. Dans nos métiers, la grande taille n’est pas un atout, au contraire. Et nous parvenons à grandir vite sans changer de taille !

Pourquoi avoir fait entrer la Caisse de Dépôt et Placement du Québec au capital de la Compagnie Financière ?

Notre partenariat avec la Caisse de Dépôt et Placement du Québec dépasse largement le simple apport de fonds propres. La Caisse est l’une des dix premières institutions nord-américaines. Nous avons quelques idées, et elle a beaucoup de pétrole ! Nous nous proposons d’investir ensemble, mais l’effet de levier de la Caisse est considérable. Elle vient d’engager 2 milliards de dollars dans la British Airport Authority !

Vous aviez des projets de développement à l’étranger, notamment en Italie. Où en êtes-vous ?

Pour le moment, nous n’avons pas réalisé d’acquisitions, car les prix demandés sont effarants. Ce qui ne nous empêche pas de continuer à grandir, en Italie et en Israël, par exemple.

En Chine, nous venons d’obtenir un agrément pour ouvrir un bureau bancaire à Shanghai, et nous négocions avec un grand partenaire local une coentreprise en gestion d’actifs, afin de servir une clientèle d’institutionnels et de particuliers fortunés. A notre grande surprise, nous avons constaté que le nom de Rothschild était loin d’être inconnu dans les élites locales !

Propos recueillis par Pierre-Angel Gay et François Vidal pour Les Échos