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L’économie mondiale marche sur une ligne de crête

Publié le lundi 10 janvier 2011
Interviews

Dans un entretien pour Les Échos, Michel Cicurel livre son analyse des tendances économiques pour 2011. Il se dit « plus optimiste qu’il y a un an » car « la rationalité l’a remporté sur l’émotion ». Ainsi, les États n’ont pas cédé au protectionnisme et au populisme, notamment dans la zone euro. Cependant, même si l’économie va mieux qu’en 2010, « nous marchons sur une ligne de crête avec de chaque côté des précipices abyssaux : Le jeu mondial peut toujours s’enrayer ».

Le monde se remet lentement du choc de la plus grave crise financière depuis les années 1930. Comment voyez-vous l’année qui vient ?

Je suis bien plus optimiste qu’il y a un an. A l’époque, souvenez-vous, l’économie mondiale était en réanimation. Nous avions vidé les armoires à pharmacie, les banques centrales avaient ramené leurs taux à zéro, accumulé des quantités d’actifs de piètre qualité dans leurs bilans et les États déjà surendettés, grillant leurs dernières cartouches, étaient eux-mêmes en danger. Et malgré tout cela, la croissance restait trop molle. C’était inquiétant.

Il était facile d’imaginer un scénario du pire. Que, sous la pression des opinions publiques, le protectionnisme l’emporte. Un Congrès américain plus populiste face à une certaine Chine qui aurait pu choisir la riposte massive, en réduisant ses achats de dette publique américaine, amorçant une spirale de « guerre économique ».

Enfin, il y avait un doute très sérieux quant à l’attitude de l’Allemagne où, là encore, sous la pression de l’opinion intérieure, on pouvait craindre qu’Angela Merkel n’abandonne les autres pays de la zone euro à leur sort, déclenchant une crise grave du système monétaire international.

Bref, au regard de toutes ces catastrophes qui ne se sont pas produites, 2010 est une année de grand soulagement. La rationalité l’a emporté sur l’émotion. Face à la montée du populisme – du Tea Party américain aux mouvements d’extrême droite européens -, il existait une vive tentation de remise en cause de la globalisation. Le repli sur l’égoïsme national était un vrai risque. Or ce repli n’a pas eu lieu : tous les grands de l’économie mondiale ont compris que la solution à cette première crise globale ne pouvait être que globale. C’est un bel hommage rendu par la planète à la déesse Raison.

Ce risque est-il vraiment éliminé alors que les États-Unis et la Chine s’invectivent mutuellement, notamment sur les monnaies ?

On a beaucoup parlé en 2010 de « guerre des monnaies », expression dénuée de réalité. Les pays développés n’ont pas vraiment intérêt à ce que la Chine réévalue modérément le yuan : les écarts de salaires sont tels qu’une réévaluation de 10 ou 15 % ne changerait rien aux volumes de produits chinois exportés vers les pays développés. Le seul effet serait de renchérir le prix de ces produits pour les Occidentaux déjà pénalisés par l’inflation importée des pays émergents. Ce serait alors la double peine : autant de produits chinois mais plus chers. Quant aux États-Unis, leur politique monétaire n’a pas pour but de faire baisser le dollar. Cela n’a d’ailleurs jamais été le cas chez eux, ni dans l’histoire ni aujourd’hui. Ils ont à l’égard de leur monnaie une attitude de « benign neglect ».

Les pays occidentaux savent bien qu’ils n’obtiendront pas une réévaluation massive du yuan qui compromettrait dangereusement l’emploi en Chine, menacée par la compétition de ses voisins. On assiste d’ailleurs à des délocalisations de Chine vers d’autres pays d’Asie plus compétitifs. Si le yuan se réévalue, ce sera à un rythme lent de 3 % par an pendant quinze ans.

Il faut donc se satisfaire d’un yuan sous-évalué ?

Personne ne rêve de déstabiliser la Chine ! Nous serions mieux inspirés de demander aux Chinois, pour prix de la sous-évaluation inévitable du yuan, de nous laisser davantage profiter de notre monnaie forte pour investir chez eux. Or cela reste souvent long et compliqué. Ils protègent leur marché mais le G20 pourrait nous permettre de faire avancer la discussion avec eux sur ce sujet.

La BCE mène-t-elle la bonne politique ou commet-elle une erreur historique en n’étant pas plus accommodante à l’image de la Réserve fédérale américaine ou de la Banque d’Angleterre ?

La BCE fait aussi, certes plus modestement que la FED, du « quantitative easing » en sortant de son rôle traditionnel de Banque des banques et en faisant directement crédit aux États. Je pense que sous la direction de Jean-Claude Trichet, elle va continuer à pratiquer une politique accommodante car les risques de véritable inflation sont absolument nuls. Il est vrai que l’Europe et les États-Unis supporteront une certaine inflation importée du fait de l’enchérissement des produits émergents, de l’énergie et des matières premières. Mais il n’existe aucun risque de spirale prix-salaires à l’horizon tant que le niveau du chômage reste élevé. Seule une telle spirale justifierait un changement de politique, notamment en Europe où la diète des États menace le niveau d’activité. Je m’inquiète en revanche pour l’après-Trichet, à partir de novembre prochain.

La zone euro a subi l’assaut des marchés l’an dernier. La monnaie européenne est-elle menacée dans son existence même ?

Mais non, en aucune façon ! La leçon de l’année écoulée est qu’on ne laissera aucun pays sortir de la zone euro et que l’existence de l’euro est irréversible. Depuis dix ans, les Anglo-Saxons saisissent tous les prétextes pour poser la question de la pérennité de la monnaie européenne qui rivalise avec le dollar et a marginalisé la livre. C’est absurde ! La Californie et d’autres États américains sont en faillite et cela ne menace pas l’existence du dollar, que je sache !

Bien sûr, nous allons encore traverser des périodes de grandes tensions au sein de la zone euro. Il y aura de nouvelles crises de la dette souveraine en 2011. Nous allons sans cesse flirter avec la limite, mais nous avons douloureusement appris en 2010 à pratiquer le massage cardiaque de l’euro. Et surtout, l’Allemagne a décidé de jouer le jeu, car l’euro est crucial pour elle : imaginez le niveau de ses exportations si elle vendait en deutsche Mark entourée de pays à monnaie faible.

Mais chacun sait bien, dans le marché, qu’un jour viendra où certains États périphériques ne pourront rembourser la totalité de leur dette. Ce jour-là, les créanciers privés devront faire leur part. Il existe d’ailleurs une panoplie de techniques financières pour rendre la dette supportable dans la durée et moyennant un effort de tous, comme l’avait imaginé autrefois le Club de Paris pour les pays émergents. Mais le secteur financier, banques et compagnies d’assurances, est encore trop fragile pour supporter de telles pertes aujourd’hui. Le sujet se posera le moment venu, sans doute après 2013.

Le repli sur soi a été évité l’an dernier mais le risque demeure…

Certains Cassandre s’amusent à pronostiquer la fin de la mondialisation en 2011. Mais après tout, la fin du monde aussi reste une hypothèse. Bien sûr, même si l’économie mondiale se porte mieux, j’ai conscience que nous marchons sur une ligne de crête avec de chaque côté des précipices abyssaux. Le jeu mondial peut toujours s’enrayer. Mais, en attendant, l’Europe a mieux résisté que prévu, et les États-Unis retrouvent un rythme de croissance très encourageant. Peut-être en font-ils même un peu trop avec une politique monétaire très accommodante doublée de la poursuite des allégements fiscaux. Enfin, la Chine freine mais continue sur sa lancée, ce qui tire l’Allemagne, laquelle contribue à entraîner le reste de l’Europe.

L’envolée de la dette des États ne condamne-t-elle pas le monde développé à plusieurs années de rigueur ?

Il faudra bien sûr que le consommateur occidental, bien trop cigale depuis tant d’années, se fasse un peu plus fourmi à l’avenir. Mais comment ne pas voir en même temps que l’économie mondiale dispose de moteurs exceptionnels ? L’entrée du monde émergent et de sa classe moyenne dans la modernité, l’augmentation de la population mondiale de 3 milliards d’habitants en un demi-siècle signalent l’entrée dans un cycle de Kondratieff de croissance forte sur longue période. Cela signifie aussi que le sujet de la rareté va se poser de manière extrêmement aiguë. Rareté des énergies fossiles, de certains métaux décisifs ou des émissions de carbone supportables. Je n’ai jamais rencontré autant d’opportunités d’investissements spectaculaires, que l’on songe aux technologies de la communication ou à celles qu’impose le souci écologique.

La crise financière des deux dernières années avait conduit à mettre en cause l’utilité sociale d’une partie de la finance. Le secteur est-il sorti de l’ornière ?

La situation ne peut s’améliorer qu’avec du temps. Le mal est venu des États-Unis. Les Américains doivent résoudre les problèmes très sévères de leur système financier. Ce sont eux qui donnent le ton. Ainsi, en matière de modération des rémunérations dans le secteur financier, beaucoup en Europe auraient voulu aller plus loin. Mais dès lors que les États-Unis ne nous ont pas emboîté le pas, il n’était pas question de laisser tous les traders des banques françaises partir chez leurs concurrentes américaines.

En revanche, la loi Dodd Frank, et notamment la règle Volcker qui encadre l’activité pour compte propre, est très appropriée. A ce jour, cette loi complexe ne peut être encore appliquée, et sa mise en œuvre effective prendra au moins un an. Mais la boîte à outils existe. Cette loi n’est ni complaisante à l’égard des banques ni simplette. Quant aux règles prudentielles édictées par le Comité de Bâle, elles sont finalement supportables grâce aux délais plus raisonnables qui ont été accordés.

L’an dernier, vous craigniez la formation de nouvelles bulles financières. Considérez-vous que cette crainte s’est concrétisée ? Les actions conservent-elles de l’attrait ?

A l’évidence, certaines valeurs technologiques atteignent des niveaux de valorisation extravagants. Et, bien sûr, cette bulle sur le marché de la dette publique ! Il y a aujourd’hui un acteur économique qui se porte vraiment bien : c’est l’entreprise non financière présente à l’international, quelle que soit sa taille. Dans ce contexte, arbitrer de la dette publique en faveur d’actions et d’obligations de ces entreprises paraît plus que judicieux.

Propos recueillis par Caroline Lechantre, Nicolas Barre et François Vidal pour Les Echos.