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La tour de contrôle infernale

Publié le mercredi 1 avril 2009
Tribunes

Aujourd’hui nous sommes tous des banquiers américains. La finance mondiale et la macroéconomie de la planète dépendent du cœur de réacteur américain. L’hypercroissance mondiale des années 2000 a été propulsée par la locomotive américaine. La crise financière et économique qui ravage le globe est d’origine américaine. Et chacun comprend que c’est le point d’inflexion de la crise immobilière et bancaire aux États-Unis qui sonnera le clairon de la reprise économique mondiale, parce qu’ils assurent le quart de la production mondiale. Et si l’indispensable désendettement des ménages américains alimentait durablement la panne de croissance mondiale ?

Mais au-delà de cette inquiétude conjoncturelle de la sortie de crise, l’explosion de la finance américaine pose une question structurelle essentielle : cette crise de système est-elle la condamnation à mort du modèle libéral anglo-saxon ? La préparation du prochain G20 a été en filigrane marquée par ce débat : s’agit-il d’une crise conjoncturelle, comme le pensent nos amis américains. Ou y a-t-il urgence à la « refondation du capitalisme », selon l’expression française ?

La crise financière et économique qui ravage le globe est d’origine américaine

Quelle que soit la réponse, « rien ne sera plus comme avant ». Mais, pour dessiner « l’après » il faut éviter le contresens sur l’origine de la crise. Or, le risque n’est pas mince de passer à côté de la vraie maladie, et d’infliger en outre au patient un remède pire que le mal. S’il ne fait aucun doute que le mal est venu des États-Unis, on doit s’interroger sur sa nature profonde.

De ce côté-ci de l’Atlantique, l’Europe continentale déduit de cette crise une critique radicale du modèle américain. Elle exige une remise en cause de la pensée unique qui a guidé le monde depuis les années 80. En résumé, le reproche caricatural s’adresse à ce que le dirigisme primaire pourrait nommer « les trois sorcières » :

A l’hypercapitalisme

La cupidité des actionnaires qui exigeaient un ROE > 15 %, incompatible avec une croissance économique mondiale de 3 à 4 % ; le choix du « tout pour l’actionnaire » appelait forcément « rien pour le salarié », ce qui nécessitait de financer la consommation par le surendettement des ménages. Le cercle vicieux de l’inflation des actifs immobiliers, nourrissant la dette rechargeable des particuliers, qui entretenait la hausse des prix de l’immobilier, et ainsi de suite, serait la principale béquille inventée pour assouvir la cupidité des actionnaires sans détruire la consommation des ménages.

À l’hyperfinanciarisation

La cupidité des banquiers a fait écho à celle des actionnaires en développant la dette des ménages sans en assumer le risque grâce à la titrisation des crédits, avec la complicité des agences de notation, alchimistes au-dessus de tout soupçon. Cette fabrication de fausse monnaie légale a permis, grâce aux commissions engrangées sans limite de risques, de satisfaire à la fois la gourmandise de l’économie surendettée, des actionnaires des entreprises, des actionnaires des banques et de leurs salariés (les fameux bonus !), et même des fonctionnaires car le système financier était devenu un contribuable majeur.

À l’hyperlibéralisme

Tout ce joli bal des cupides a dansé joyeusement sans le moindre contrôle des parents, puisque la dérégulation, ou l’autorégulation, forcément suspecte, laissait s’épanouir le loup libre dans le poulailler libre.

La leçon de tout cela, évidente pour l’Europe continentale, c’est qu’il faut mettre un terme à la pax americana régnant sur l’économie mondiale et revenir à un modèle plus étatique et plus interventionniste, qui régule, contrôle, protège, redistribue. Bref, pour une certaine Europe l’heure de la revanche a sonné.

La réalité est plus nuancée. Bien entendu, je ne tenterais pas d’absoudre les banquiers du monde qui se sont allègrement alignés sur le modèle anglo-saxon. Depuis longtemps, la communauté bancaire et financière internationale dilue dans le mimétisme des erreurs qui seraient évidentes en solo. Parmi ces erreurs mimétiques, un niveau de rémunération extravagant, à tous les étages et pas seulement à celui des mandataires sociaux : ces avantages, sans rapport avec le service rendu à l’économie, ont certainement alimenté la fuite en avant du système financier, ont privé l’industrie de ses meilleurs ingénieurs, ont anesthésié les garde-fous, et attisent l’amertume collective aujourd’hui. Nul doute que le mauvais exemple est venu de New York et de sa fille naturelle, la City.

Le régulateur américain doit emprunter à son homologue européen pour juguler la crise

Mais je suis convaincu que la source ultime de la crise n’est pas là. Si les banquiers ont été consommateurs de drogue, les dealers ont été les régulateurs. Chacun mesure que l’erreur humaine, qui n’est le monopole de personne, est bien plus dévastatrice dans la tour de contrôle que dans la cabine de pilotage. Et le premier fautif, c’est la Réserve Fédérale durant les années 2000. La banque centrale américaine avait judicieusement encouragé la création monétaire lorsque la locomotive américaine fut menacée par le crash des dot.com, puis le désastre du 11 septembre. Mais ensuite, la maîtrise du système bancaire et financier par la Fed s’est gravement relâchée. L’endettement des ménages, hors de contrôle puisque la titrisation affranchissait les banques de la contrainte de fonds propres, le déficit croissant de l’État Fédéral, sans limite puisque financé par les réserves de change des pays émergents, Chine en tête, n’ont été en aucune façon neutralisés par la Réserve Fédérale. Et cela malgré des déséquilibres de paiements courants abyssaux, représentant 3 % du PIB mondial, alors que jamais auparavant ils n’avaient dépassé 1 %. La Fed, sous l’œil endormi du FMI, pratiquait ce « benign neglect » en toute bonne conscience puisque la stabilité des prix des biens et services était assurée par la production des émergents à bas salaires. Quant à l’inflation du prix des actifs, notamment immobiliers, entretenue par la bulle de crédit, elle n’entrait pas dans le champ de vision de la Fed. Au même moment, Jean-Claude Trichet se faisait traiter de grincheux incompétent parce qu’il soulignait la croissance excessive de M3 !

Après la crise, il faudra bien gérer ce problème de l’inondation de liquidités, principalement américaines, sinon ce sera l’euthanasie du rentier par l’hyperinflation et l’effondrement du dollar. Mais je doute que les premiers créanciers des États-Unis, la Chine et l’OPEP, se laissent traiter comme la veuve du Michigan. Il faudra donc « réguler le régulateur » pour que la tour de contrôle remette de l’ordre sur le tarmac.

Le Gueprad ViscontiCertes, l’interventionnisme massif est vital, parce que nous vivons une crise d’exception et l’Europe est de ce point de vue mieux armée pour l’affronter. Elle ne connaît jamais le plein emploi, mais elle protège mieux contre le chômage de masse : plus de fonctionnaires, plus d’indemnisation, plus de transferts sociaux. Elle est familière de l’intervention de l’État dans les banques et les industries menacées. Les réactions américaines à la crise sont hésitantes et maladroites, “too little, too late”. Bref, le régulateur américain doit emprunter à son homologue européen pour juguler la crise. Mais réguler mieux n’est pas réguler plus ni tout le temps. La phase de réanimation passée, il faut quitter l’hôpital. Il n’est d’autre système, dans nos économies sophistiquées et mondialisées, que la décentralisation des décisions économiques et financières. Les tentatives dirigistes ont totalement failli. Ne confondons pas le traitement d’urgence avec l’hygiène de vie quotidienne.

Et je ne doute pas qu’en phase de retour à la normale, l’économie américaine retrouvera sa situation de modèle pour trois raisons : la suprématie écrasante de la recherche ; le formidable couple de locomotives formé avec la Chine, ménage qui se querelle mais ne divorcera pas ; enfin et surtout cette plasticité exceptionnelle, qui confie la refondation du capitalisme au capitalisme lui-même, et aiguise la capacité de rebond. L’Europe serait-elle capable d’élire un Barak Obama ? « Changer pour que rien ne change », comme disait le comte de Lampedusa dans le Guépard.

Tribune publiée dans La Revue Parlementaire