La finance mondiale, c’est le fordisme inversé
Publié le jeudi 24 août 2006Dans le monde d’aujourd’hui, l’argent n’est pas une ressource rare. Il est même abondant puisque la dépression mondiale, qui menaçait au début des années 2000, a été combattue victorieusement par une inondation de liquidités. L’équation Bush-Greenspan a atteint ses objectifs économiques. Et le risque de générer une hyperinflation, consécutive à ce traitement de cheval, est contenu par l’immense réservoir de main-d’œuvre asiatique à coût très faible.
Si la hausse des prix s’apaise à son niveau actuel, les banques centrales cesseront bientôt sans doute de pomper l’excès de liquidités, comme elles l’ont fait légitimement depuis deux ans. C’est d’ailleurs le pari que font les marchés obligataires, puisque les taux d’intérêt à long terme demeurent sages après une hausse raisonnable.
Donc, la croissance ne manquera nullement de carburant. Cependant, l’équilibre financier n’est réalisé qu’au niveau mondial. Le découpage par zones affiche des déséquilibres inconnus jusqu’alors. « Twin déficits » américains abyssaux, excédents asiatiques culminants. Cette situation suggère deux diagnostics, donc deux pronostics, diamétralement opposés.
Le plus fréquent, et peut-être le plus sérieux, est pessimiste. La résorption des « déficits jumeaux » est incontournable, et douloureuse dans sa version « Apocalypse Now » : effondrement du dollar, de la production et du niveau de vie américains, entraînant un effet domino sur la zone quasi dollar, notamment Asie et Amérique latine. Dans sa version « soft landing », le ralentissement américain, et donc chinois, passe le relais de croissance à l’Europe et au Japon. Les corrections de change se font à un rythme pacifique, les déséquilibres financiers se résorbent gentiment. Cette version ressemble le plus au cheminement actuel.
Je voudrais proposer une version plus optimiste, plus créative, et donc moins académique. En ce qui concerne les flux financiers, le périmètre d’équilibre se calque sur celui de la production de biens et de services. Entre Amérique et Chine par exemple, les flux commerciaux et financiers, de sens inverse, se tiennent par la barbichette. Si le travailleur chinois approvisionne le consommateur américain, pour le plus grand bien de l’un et de l’autre… Si l’intérêt du travailleur chinois est de financer la dette du consommateur américain par son excédent d’épargne, afin que celui-ci ne réduise pas sa consommation… Si ce double troc permet de conserver une parité stable entre le dollar et le yuan pour que le petit jeu ne s’interrompe pas… Si les forces politiques n’amorcent pas une querelle protectionniste qui ruinerait l’eldorado global… Bref, si la rationalité l’emporte, alors ce bel équilibre n’a aucun motif de se rompre.
Au fond, cette nouvelle harmonie n’est rien d’autre que du fordisme à l’échelle planétaire. Ford versait des salaires à ses travailleurs pour qu’ils achètent ses voitures et nourrissent ses profits qui lui permettaient d’investir, de construire des voitures, de payer des salaires, et ainsi de suite. Aujourd’hui, le fordisme est inversé : les travailleurs (chinois) donnent l’argent aux entreprises (américaines) pour leur vendre leurs produits destinés aux consommateurs riches. Aujourd’hui, la ressource rare c’est l’emploi, et la ressource surabondante l’argent. Il est normal que la ressource rare soit réservée en priorité aux pays pauvres.
Il faudra s’y faire. Désormais, ce sont les entreprises et les banques qui chantent « L’Internationale » tandis que les soi-disant porte-parole des prolétaires des pays riches entonnent des airs national-folkloriques, appellent à la taxation des flux de capitaux, à la fermeture des frontières ou au « non » à l’Europe. Cette politique politicienne est le plus grand risque qui menace l’équilibre financier, la croissance mondiale, la paix économique, et peut-être même la paix tout court. Humez l’air ambiant, vous reconnaîtrez une petite odeur nauséabonde des mouvements nationaux de l’entre-deux-guerres. Il ne faut pas les prendre à la légère, ces protestataires marginaux. Il serait irréaliste d’ignorer la globalisation, mais dangereux de ne pas traiter les anticorps qu’elle distille.
Cette réflexion politique appelle une observation sur les circuits financiers. On ne peut reconnaître la globalisation sans en admettre les conséquences sur les flux financiers. Exemple : Euronext. Chacun sait qu’il n’y a pas d’actionnaires à long terme en Europe continentale, que les marchés d’actions y sont irrigués par les fonds de pension anglo-saxons et que cette situation est durable, puisque nos régimes de retraite par répartition demeurent la règle dans l’Euroland à l’amorce du papy-boom. De ce point de vue, le mariage d’Euronext à la Deutsche Börse est un peu l’union de l’aveugle et du paralytique. Ce qui n’est pas le cas de la noce avec le Nyse. Comme ceux de ma génération, je suis un défenseur de l’Union européenne. Mais, en finance aussi, la globalisation est un fait, et la mondialisation des marchés est le corollaire de celle des émetteurs et des investisseurs. A quoi bon dresser des lignes Maginot ?
De même, la consolidation mondiale des banques d’investissement se poursuit à marche forcée. Les banques européennes, qui avaient pris du retard, sont en train de le rattraper. Les marchés du financement bancaire, comme les marchés publics d’actions et d’obligations, deviennent globaux. C’est un aliment puissant de la croissance. Mais ce jeu global réservé aux grandes firmes multinationales peut alimenter le national-populisme en donnant l’impression de laisser sur le bord de la route les entreprises plus petites, plus locales, et aussi plus créatrices d’emplois.
De ce point de vue, la progression spectaculaire du « private equity » (capital-investissement) dans les années récentes peut apporter un élément de réponse. Les montants deviennent importants, sans doute aujourd’hui le tiers des émissions d’actions sur les marchés publics. Et, même si le « private equity » est tiré par de grosses opérations, l’essentiel des flux se dirige vers les PME. L’investissement en actions dans le non-coté est en même temps à ce jour, et malgré une amorce de bulle, le plus rentable pour l’investisseur. C’est donc un heureux mariage entre les capitalistes et les entreprises à taille humaine. Le « private equity » comme réponse à l’altermondialisme ? Quel délicieux clin d’œil aux grincheux qui rêvent de gâcher la fête économique mondiale !
Tribune publiée dans Les Échos