« Il y a une déconnexion entre les marchés et l’économie réelle »
Publié le lundi 14 octobre 2002La planète boursière semble avoir perdu sa boussole et les marchés financiers n’en finissent pas de plonger. Pensez-vous que nous sommes arrivés au bout de cette correction ?
Sans doute pas ! Il y a un début de panique chez les investisseurs institutionnels et privés, il faut donc s’attendre encore à de nouvelles baisses. Mais dans un marché devenu irrationnel depuis longtemps, il est impossible de se prononcer sur le niveau futur des indices.
Dans l’immédiat, le Dow Jones à 7.000 points, et le CAC 40 à 2.500, ce n’est pas absurde, pourtant, rien ne justifie cette panique. Par exemple, la charge financière des entreprises américaines ne représente que 25 % de leur cash-flow, contre 40 % en 1991. Ensuite, la consommation tient bon des deux côtés de l’Atlantique et la charge financière des ménages ne s’est pas aggravée. Il n’y aura pas en 2003 de reprise forte, mais la croissance reste positive, et dépassera 2 % aux États-Unis et en France.
Quels sont les facteurs de retournement possibles. Une reprise ? Une guerre rapide en Irak qui atteigne ses objectifs ?
Les marchés financiers ne sont plus, et ne seront plus, commandés par l’économie réelle. Ils sont devenus un secteur d’activité à part entière, avec ses acteurs, ses règles, ses fantasmes, son autisme et ses mouvements d’humeur moutonniers. La déconnexion date de la bulle Internet, et se poursuit encore dans ce trou noir que nous traversons. Il n’est donc pas suffisant de suivre l’évolution de l’économie réelle pour anticiper l’évolution à court terme des marchés. Les marchés sont de plus en plus volatiles et imprévisibles. Mieux vaut avoir aujourd’hui un véhicule 4X4 que des bons phares pour tenir la route ! La sélection de titres, les produits structurés et la gestion alternative sont des formes de 4X4 financiers.
Ne s’agit-il pas plutôt de perte de confiance que de mouvement d’humeur ?
La perte de confiance est totalement justifiée dans un petit nombre de cas particuliers. Mais après l’argent totalement fou des années 90, le balancier conduit vers l’intégrisme. On appelle aujourd’hui turpitudes comptables des pratiques jugées normales hier.
Qui fait le marché aujourd’hui ? Certains disent que ce sont les hedge funds ?
C’est le couple investisseurs-gestionnaires de capitaux. Les hedge funds – terme générique qui désigne des politiques d’investissement très diverses – servent de boucs émissaires. Ils ont une influence marginale, surtout en Europe. À la Compagnie Financière, nous avons des hedge funds depuis 33 ans, qui ont une performance moyenne de 15 % l’an depuis l’origine et qui ne spéculent pas à la baisse des marchés.
Revenons sur les facteurs de reprise…
Le facteur décisif sera celui des résultats des entreprises au troisième trimestre. Beaucoup profiteront de cette année difficile pour nettoyer leur compte et sacrifier à un souci de transparence accru. On ne peut donc exclure qu’après cette grande lessive en 2002, il y ait des bonnes surprises en 2003. La moindre hirondelle pourrait provoquer une flambée des marchés. Quant à la guerre en Irak, je ne cesse de m’étonner de la superficialité avec laquelle on en parle et de la complaisance que certains ont avec ce genre de personnage… Sur le plan économique, il est impossible de prévoir ce qui se passera à court terme selon la durée de la guerre, si elle a lieu. Selon les hypothèses, le baril peut osciller entre 30 et 15 dollars. Mais son prix d’équilibre est de 20 dollars et le monde entier a intérêt à le stabiliser à ce prix.
Reste qu’un secteur, celui des TMT, continue à peser sur la Bourse. Quand voyez-vous la fin du tunnel pour les équipementiers et les opérateurs des télécoms ?
Le secteur des télécoms est la sidérurgie des années 2000. Tant que les dégâts ne sont « que » boursiers, les États n’interviennent pas, mais dès lors que des milliers d’emplois sont en jeu, je ne trouverais pas anormal que la collectivité européenne se penche sur la situation des opérateurs pour éviter un effet domino et une crise financière systémique. Par exemple, l’attribution des licences UMTS, tant au niveau de Bruxelles que des différents États, a été collectivement irresponsable. Un traitement en douceur des difficultés du secteur des télécoms devrait permettre d’éviter le « credit-crunch ». Tout pourrait être imaginé, pourquoi pas une structure de defeasance qui permette de sortir la dette des bilans… À moyen terme, la croissance des TMT ne fait aucun doute.
Ce « credit-crunch » tant redouté, qui indique une contraction des crédits bancaires aux entreprises, l’observez-vous ?
Oui, aux États-Unis. Sur les derniers dix-huit mois, les crédits se sont contractés de 10 %. Les créances douteuses entament les fonds propres des banques. Elles préfèrent réduire leurs crédits plutôt que d’augmenter leur capital dans de mauvaises conditions. Les entreprises américaines cherchent plutôt le désendettement et on ne peut pas forcer à boire un âne qui n’a pas soif. En réalité, le problème central provient de la surenchère que se livrent les agences de notation.
La restructuration drastique que se sont imposée certaines banques vous fait-elle redouter une crise systémique ?
Non, même si le coût du risque a grandi, je n’en ai pas le sentiment. En tous cas, ni aux États-Unis, ni au Royaume-Uni, ni en France. En Allemagne, il existe une inquiétude réelle sur les banques. Dans tous les pays, en 2000, 2001 et 2002, les créances douteuses ont progressé, mais on raisonne encore avec les schémas d’il y a dix ans. Aujourd’hui, les banques ont à leur disposition une palette très large, leur permettant d’externaliser une partie de leurs risques. Notamment par la titrisation. Encore une fois, pour les grands risques, concentrés comme sur les télécoms, il faut permettre aux banques de gérer dans le temps.
Des établissements comme la Banque JP Morgan annonce des compressions de 25 % de leurs effectifs. Après une inflation d’embauche ces trois dernières années, la Compagnie Financière n’est-elle pas condamnée à réduire la voilure ?
Pas du tout. Les effectifs de la banque ont certes doublé au cours des cinq dernières années. Et pour cause. Sur cette période, en 2002 comme en 2001, le montant des actifs gérés par la Compagnie Financière n’a cessé de progresser. Une progression toutes classes d’actifs confondues, actions comprises. Moyennant quoi, le produit net bancaire (PNB) de notre gestion d’actifs progresse cette année encore de plus de 10 % par rapport à l’année précédente. Même si la fin de l’année promet d’être plus dure. Mais nous avons les moyens de garder le cap de notre stratégie d’investissement dans de nouvelles activités et de nouveaux pays. Bref de permettre à la Compagnie Financière de rester ce pôle d’excellence et de création qu’elle est dans les métiers de gestion d’actifs depuis un quart de siècle.
Dressant un état des lieux de la gestion pour compte de tiers publiée la semaine dernière, la COB s’inquiète de la dégradation de la rentabilité des sociétés de gestion et de l’émergence de perte d’exploitation dans 28 % des cas. La Compagnie Financière ferait-elle figure d’exception ?
La Compagnie Financière est confrontée, elle aussi, à une baisse de sa rentabilité. Nous avons l’habitude de tenir une double comptabilité, avant et après projets. Avant projets, la rentabilité de la Compagnie accuse une baisse d’environ 15 % sur l’an dernier. Après projets, l’érosion ressort à 40 %. Reste que dans les deux cas de figure, notre résultat d’exploitation demeure positif. Dieu merci, nous ne sommes pas les seuls dans ce cas
Mais si la crise perdure, ne serez-vous pas, malgré tout, contraint de prendre des mesures, voire de tailler dans les effectifs ?
Certainement pas. Quand on a la chance d’avoir durablement l’une des gestions les plus performantes du monde sur les actions et sur les taux, l’une des meilleurs équipes de montage de produits structurés d’Europe, trente-trois ans de « track records » sur la gestion alternative – cette nouvelle classe d’actif en pleine explosion –, l’une des dernières banques de gestion privée à faire du sur-mesure, plutôt que de replier la voilure, mieux vaut la déployer pour profiter des parts de marché qui se libèrent. Nous pouvons le faire, d’autant que l’actionnaire familial, Benjamin de Rothschild, loin de se focaliser sur les résultats immédiats d’une année, m’a confié une mission de développement sur la durée. Et puis cessons de toujours vouloir prolonger les tendances jusqu’à l’absurde. Si les arbres emportés par les bulles ne montent jamais jusqu’au ciel, les abîmes ne sont pas sans fond.
Le rapport Bouton sur la gouvernance d’entreprise préconise la présence d’administrateurs indépendants dans les conseils. Y êtes-vous favorable ?
J’ai un doute sur le concept d’administrateur indépendant : lorsqu’on n’est pas directement concerné, comme les actionnaires ou les banquiers, on peut être distrait.
Êtes-vous pour la levée du secret bancaire suisse ?
En tant qu’ancien du ministère des Finances, comment pourrais-je être contre.
Propos recueillis par Bruno Segreet Hedwige Chevrillon pour La Tribune