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L’Etat sauvage et la liberté providence

Publié le mardi 9 mai 2006
Tribunes

Les Français sont traditionnellement portés à considérer que le libéralisme est l’état de nature et que la civilisation relève de la réglementation, l’intervention, la planification, la redistribution. On ne sait nommer le libéralisme ou le capitalisme en France qu’en le qualifiant de sauvage. Ce serait « le loup libre dans le poulailler libre ». Et il est vrai que, depuis la préhistoire, l’économie naturelle est celle de la force. Musculaire, militaire, politique.

Mais c’est le dirigisme, soumettant l’économie à la puissance de l’État, qui emprunte cette pente naturelle. Quant à l’économie de marché, elle est au contraire un avatar récent de l’évolution économique, très éloigné de l’état de nature, fruit d’un équilibre complexe et fragile.

Nos altermondialistes incriminent par exemple le libre-échange, assimilé à la domination américaine sur les pays pauvres. Certes, il n’est pas faux que le consommateur américain se gave de travail chinois à bas prix. Mais ce nouveau colonialisme, non seulement consenti mais revendiqué par les pays émergents, est organisé de façon précise par les accords internationaux et surveillé par la police de l’Organisation mondiale du commerce. Rien de commun entre le colonialisme militaire d’autrefois et le libéralisme global, certes inégal, mais autrement sophistiqué et équilibré que ne l’était la force brutale des canonnières.

En vérité, il faudrait 20 volumes pour explorer les origines et conséquences de ce postulat, gravement erroné, selon lequel le libéralisme est un état de nature. Pêle-mêle, de façon inévitablement caricaturale, je voudrais suggérer quelques éclairages d’un libéralisme bien compris et salvateur.

Et d’un ! Pour un Français d’aujourd’hui, le véritable état de nature est le pouvoir étatiste et dirigiste. Comment qualifier autrement un pays où la dépense publique représente la moitié de la production de richesses annuelle ? Où le revenu de la majorité des ménages dépend de l’assistance de la collectivité plus que de la rétribution du travail ? Où les menus détails de la vie économique sont réglementés ? La réforme est libérale, et perçue comme une agression contre les droits acquis, jugés naturels.

Et de deux ! Pour nos concitoyens drogués d’État providence, « entre le fort et le faible, la loi libère, tandis que la liberté opprime ». Donc la réaction, l’inégalité, l’injustice sociale décriraient le projet libéral ; le progrès, l’équité, la justice sociale porteraient le projet dirigiste. Mais la géographie et l’histoire démontrent plutôt que la démocratie fait bon ménage avec l’économie de marché, et la dictature avec l’économie planifiée. Car, sur la durée, les peuples savent que l’économie de liberté profite à tous et que l’économie centralisée ruine la collectivité, à l’exception de quelques profiteurs du système central. Seuls quelques idéologues croient encore que le demi-communisme sauve, là où le communisme total extermine. C’est un étrange contresens historique que la gauche progressiste ait tourné le dos au libéralisme au lieu d’en faire son étendard.

Et de trois ! La logique du système libéral est de débusquer les situations dominantes générant des superprofits indus. De stimuler inlassablement la concurrence entre les individus, les entreprises, les capitaux, les pays. Or la concurrence est le contraire de l’état de nature : c’est une construction fragile, menacée par l’instinct naturel de domination des acteurs économiques. Car le producteur cherche à s’affranchir de la précarité et donc de la concurrence. Les étudiants, hurlant contre la précarité comme futurs producteurs, l’exigent comme consommateurs de SMS, de musique téléchargée, de zapping télévisuel, etc. Rien de plus naturel pour le producteur (employeurs et salariés confondus) que de rechercher la rente de situation. Rien de plus artificiel que la défense du consommateur par la préservation de la concurrence la plus globale.

Et de quatre ! L’organisation de la libéralisation mondiale des échanges de biens, de services et de capitaux est complexe. Le rejet de la directive Bolkestein et de l’Europe des services, l’échec durable du cycle de Doha, la tension entre les États-Unis et la Chine, où s’enchevêtrent les paramètres commerciaux, financiers, monétaires, politiques, démontrent combien la liberté est contre-nature sur notre planète devenue globale.

Depuis un demi-siècle, du fait de la rude concurrence mondiale, nos entreprises se sont éreintées à accroître notre pouvoir d’achat, amputé par les prélèvements croissants de la sphère publique. Allez donc leur demander si le libéralisme est un état de nature !

Tribune publiée sur Les Échos