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« Les États-Unis possèdent l’art inégalé de rebondir »

Publié le jeudi 29 juin 2006
Interviews

La reprise américaine est-elle solide et durable ?

Oui, oui, oui. Au deuxième trimestre, la croissance du PIB a été révisée à la hausse de 2,4 à 3,1 % en base annuelle. C’est plus qu’encourageant. Les États-Unis vont se retrouver rapidement sur une pente de croissance de 5 % l’an. Mais ils ne pourront pas indéfiniment soutenir ce rythme de rattrapage. À moyen terme, on peut tabler sur 3 à 4 % de croissance. Ce qui est remarquable ! Une fois de plus, les États-Unis font la preuve de l’efficacité de leur modèle économique. Ce pays possède l’art inégalé de rebondir.

Mais la consommation qui tire la croissance ne peut pas croître indéfiniment…

La consommation n’a jamais baissé et ne peut donc pas s’envoler, mais il ne faudrait pas qu’elle s’affaisse. Voyez Wall Street, qui est le meilleur baromètre du futur. Son pari optimiste n’est pas dû à l’évolution de la consommation mais à l’explosion des profits. Ce n’est d’ailleurs pas la croissance de l’économie réelle qui tire la Bourse, ce sont les profits. En 2003, les cash-flows croîtront d’au moins 15 %. Wall Street croit à fond dans la reprise et, pour cette fois, je n’ai pas l’impression d’un faux départ. D’ailleurs, le Nasdaq nous dit depuis des mois que les investissements technologiques aux États-Unis vont redémarrer. Si la « bulle techno » commence à s’effacer, l’espérance n’est pas farfelue.

Les déficits du budget et des échanges extérieurs (près de 500 milliards de dollars chacun) ne cessent de croître.
Cela n’est-il pas de nature à « casser » la reprise ?

Les déficits jumeaux ne sont pas sans risque, mais ne sombrons pas dans le délire antiaméricain. Il y a une sorte de « bovétisation » de l’opinion française. Comme si l’incroyable dynamisme américain dérangeait. C’est en France que l’on trouve le plus grand nombre d’économistes qui doutent de la reprise américaine et qui incriminent non seulement les déficits jumeaux, mais aussi les innombrables cavaliers américains de l’Apocalypse, du risque géopolitique au dérèglement climatique en passant par l’obésité McDo.

Pour vous, ces déficits ne font pas problème ?

Sur le déficit extérieur, on raconte n’importe quoi. Hormis le surplus de croissance de la locomotive américaine qui tire l’économie mondiale, la principale cause du déficit extérieur, ce sont les délocalisations. Les produits américains sont de plus en plus chinois, et l’Asie connaît actuellement une croissance fulgurante parce qu’elle est le premier wagon du train américain. Les récents frémissements du Japon sont appétissants, et il est permis d’y croire, même si l’opacité comptable du pays incite à la prudence. Ensemble, les pays d’Asie possèdent 1 500 milliards de dollars de réserves. Il existe en fait un « deal » non écrit avec les États-Unis : l’Asie fabrique pour eux, mais en échange elle finance les déficits américains qu’elle suscite. Les Chinois savent que, si ce deal était rompu, les États-Unis cesseraient d’investir et d’acheter chinois. Je crois cet équilibre durable, comme il le fut longtemps avec le Japon.

Que dire alors de l’autre déficit, le déficit budgétaire ?

Le déficit budgétaire américain n’est pas nouveau. Avant la guerre contre le terrorisme, il a fallu financer la guerre froide. Ronald Reagan avait été encore plus dépensier, et cela a favorisé la croissance économique, puis le retour aux excédents budgétaires. Comment les artisans européens des transgressions du pacte de stabilité pourraient-ils blâmer un déficit public à 4 % du PIB, identique au leur ? D’autant que les Européens ont une dette publique supérieure à 60 % du PIB et les Japonais à 120 %, tandis que les Américains sont à 40 % à peine !

Avec l’État, à cause de ses déficits, et les entreprises, à cause de la reprise, on assiste aux États-Unis à une course au crédit. Les taux d’intérêt ne vont-ils pas exploser, brisant la reprise ?

C’est en effet le principal risque d’essoufflement. Il faut deux ou trois ans pour que la reprise s’installe et il faudra gérer habilement la remontée des taux, qui est parfaitement logique. Souhaitons longue vie à Alan Greenspan !

Les dépenses pour la guerre en Irak ne constituent-elles pas un danger ?

Le risque irakien n’est pas économique et financier, il est politique. Les Américains n’ont pas réussi à tirer profit de leur succès militaire en Irak. Et il faut souhaiter au monde libre qu’ils y parviennent.

L’Europe va-t-elle bénéficier de la reprise américaine ?

L’Europe reste très tributaire de la conjoncture mondiale : les pays de l’UE représentent 37 % du commerce international, contre seulement 16 % pour les États-Unis. La reprise américaine aura donc un impact décisif sur l’économie européenne. D’ailleurs, les multinationales du CAC 40, le fer de lance de l’économie française, sont détenues par les fonds de pension américains, fournissent les consommateurs de l’immense zone dollar, et leur cours de Bourse est dicté par Wall Street.

Au total, quel niveau de croissance peut-on espérer en Europe ?

La reprise américaine aura un impact, mais différé, vers 2004. Pour l’an prochain, le FMI vient de rehausser ses prévisions de croissance pour la zone euro à 1,9 %. Le Japon va se rapprocher de 2 % au lieu de 1 %. Ce n’est pas si mal.

L’Europe est-elle condamnée à rester indéfiniment à la remorque des États-Unis ?

Depuis vingt ans, la France et l’Europe n’osent pas gérer leurs handicaps structurels. Le pacte de stabilité n’est qu’un bouc émissaire. La réalité, c’est que la France et l’Allemagne ont aggravé pendant des années leurs déficits budgétaires structurels, y compris pendant les phases d’expansion. Aujourd’hui, je suis plutôt partisan de laisser un peu de mou aux gouvernements européens, mais à la stricte condition de les forcer à traiter les problèmes de fond. Il n’y a pas de fatalité dans notre dépendance à l’égard des États-Unis, mais il faut agir, fort et vite.

Là, vous nous sortez le couplet sur les réformes…

Le charme de la démographie, c’est de connaître des décennies à l’avance ce qui va se passer. On savait bien qu’il y aurait un papy-boom. Que les régimes de retraites allaient sauter. Que l’assurance-maladie ferait de même. Que la pyramide des âges dans les entreprises s’effondrerait. Tout cela n’est gérable qu’en motivant nos jeunes au travail, au lieu de les bouter hors de France.
Personnellement, ce qui m’empêche de dormir, ce ne sont pas nos vieux mais nos jeunes.

D’accord, mais il n’y a pas si longtemps, malgré nos handicaps, nous avons connu des taux de croissance de 3 %.

Oui car, malgré tout, la France a réussi une immersion exemplaire dans le village planétaire depuis trente ans. Nos entreprises de toutes tailles ont vécu une stupéfiante révolution entrepreneuriale. On a fait un sacré bout de chemin pour un ancien pays agricole, protectionniste et colonial. Mais les problèmes de l’État-providence et du secteur public se sont aggravés et découragent la partie tonique de notre économie, y compris nos excellents fonctionnaires, qui mériteraient de pouvoir être fiers de leurs administrations chancelantes.

Le différentiel de croissance avec les États-Unis est-il exclusivement dû à l’incapacité de réformer ?

Pas seulement. Il y a surtout la technologie. Là, les États-Unis mènent la danse, non pas parce qu’ils sont meilleurs, mais parce qu’ils investissent en recherche et technologie, au lieu de gaspiller leur argent en dépenses improductives. Depuis toujours, les champions de la technologie américaine sont des Européens immigrés.

L’Europe a trop d’épargne et n’investit pas assez. Est-ce cela qui explique aussi notre retard ?

Nous n’avons pas trop d’épargne, mais pas assez de confiance dans les profits futurs de nos entreprises. Nous investissons surtout pour nous mettre à l’abri de l’inspecteur du travail, alors qu’il faudrait que les entreprises reprennent confiance pour que, comme disait le chancelier Schmidt, les profits d’aujourd’hui soient les investissements de demain et les emplois d’après-demain.

Si l’on vous comprend bien, il vaut mieux placer son argent hors d’Europe, alors ?

Pourquoi croyez-vous que le CAC 40 se retourne tous les jours à 15 heures ? Parce que c’est l’ouverture à Wall Street qui dicte la santé de la Bourse de Paris.

Si les Européens investissent aux États-Unis, cela va soutenir le dollar. Ce qui réduirait la pression à la hausse de l’euro, qui handicape les exportateurs européens. Tout n’est pas donc pas négatif.

Si l’on veut. En réalité, le dollar est tiraillé entre deux forces opposées. À la baisse, le déficit de la balance extérieure ; à la hausse, l’afflux d’investissements pour accompagner la croissance américaine. Je crois que la baisse l’emportera dans les années futures.

La volatilité des cours sur les marchés boursiers ne cesse de croître…

Depuis trois ans, les hoquets de la Bourse s’expliquaient par une conjonction exceptionnelle de bulle techno, de doutes sur la véracité des comptes, de risques géopolitiques… C’est du passé. En revanche, un accroissement durable de la volatilité du marché actions est lié au progrès technique : l’électronique et la globalisation ont raccourci les délais de réaction aux moindres rumeurs de marché. La volatilité à court terme aura au moins permis d’éliminer les « Spieler » du marché.

L’indice CAC 40 semble plafonner à 3 400. L’envol des Bourses constaté cette année cache-t-il une rechute ?

La cure d’amaigrissement de la Bourse est finie. Notre maison préconise l’investissement en actions depuis quelques mois.

Êtes-vous seul dans ce cas ?

Pour l’instant, le scepticisme demeure. On ne constate pas de retour spectaculaire vers les actions. Pour nous qui sommes souvent à contre-courant, c’est donc le moment idéal d’investir, et c’est ce que je fais à titre personnel. Nous sommes très partisans de revenir actuellement sur les actions pour ceux qui ont tardé à la faire. Et durablement, car la performance des actions s’apprécie dans la durée.

Les price earning ratios (rapport entre le cours et le résultat) ne sont-ils pas toujours un peu trop élevés ?

Au contraire. Des PER de 15 ou 18 ne sont pas du tout élevés, surtout si vous tenez compte du niveau des taux d’intérêt historiquement bas.

Quand les taux remontent, le cours des obligations diminue mécaniquement. La perspective d’une remontée des taux ne nous menace-t-elle pas d’un krach obligatoire ?

Il y en a déjà eu un petit en juin. C’est un risque, en effet, car les taux sont très bas. Mais les marchés ne peuvent pas à la fois douter de la reprise des actions et croire à un krach obligatoire. De plus, la scène monétaire américaine sera dominée par la perspective des élections.

Le retour des OPA est-il le signe tangible que la reprise boursière est entamée ?

Absolument. Les chefs d’entreprise sont de meilleurs prévisionnistes que les analystes. Ils savent que les prix des actions sont trop bas. Les OPA marquent très clairement une inflexion.

Le projet de budget pour 2004 présenté le 25 septembre comporte une grande nouveauté : la mise en place du Plan d’épargne individuel pour la retraite (PEIR). L’État ne sera-t-il pas tenté de financer ses déficits avec ce nouveau placement ?

Si l’État obligeait les souscripteurs du PEIR à mettre 90 % d’obligations dans ce produit et 5 % d’actions françaises, oui ! Mais je ne crois pas que ce sera le cas. Ce serait criminel. Pour assurer de bons rendements à long terme, les actions sont indispensables, qu’elles soient cotées ou non cotées.

À ce propos, on dit que les papy-boomers vont liquider leurs portefeuilles, ce qui entraînerait une dépréciation durable des actions…

La préparation à la retraite des papy-boomers aura été un soutien du marché des actions, qui va s’essouffler à partir de 2007. Mais l’Europe continentale n’a guère de fonds de pension et demeure sous-investie en actions : 55 % d’actions dans les patrimoines des ménages américains ; 35 % pour les Européens. D’ailleurs l’impact du phénomène des papy-boomers sur le marché sera limité, car, même lorsqu’on perçoit une rente, il est indiqué de posséder des actions, notamment de rendement.

Que pensez-vous des caractéristiques du PEIR ?

C’est une bonne intention. Attendons les détails !

Et la sortie obligatoire en rente ?

Cela me paraît indispensable. Il aurait été aberrant de faire autrement. De cette façon, on est sûr que les personnes âgées disposeront d’un revenu jusqu’à la fin de leur vie. Imaginez « la vieille dame indigne » dilapidant joyeusement son magot touché à l’heure de la retraite pour finir sur le carreau !

À condition que l’inflation n’ait pas mangé la rente…

Mais le risque mortel auquel nous venons d’échapper n’est pas l’inflation, c’est la déflation ! De façon générale, un patrimoine doit être géré sérieusement et dans la durée. Il eût été difficile d’imaginer un meilleur climat pour lancer les PEIR. La crise boursière s’achève, la déflation paraît évitée, la reprise est en cours. Mais investir, comme l’éclatement de la bulle l’a démontré, reste une affaire de professionnels, de prudence et de long terme. Ce qui veut dire qu’avant de souscrire à un PEIR il faudra choisir un très bon gérant de ses capitaux. Je ne vise personne, suivez mon regard !

Propos recueillis par Serge Florentin et Solveig Godeluck pour Le Point