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Investisseurs, la peur est pire que le mal !

Publié le samedi 21 janvier 2006
Tribunes

Le monde a rarement connu période si prospère et nargué tant de risques incontrôlables. La fête économique planétaire inscrit dans un cycle de croissance de très long terme extraordinaire. Car le phénomène de développement accéléré de la Chine et de l’Inde n’a aucun équivalent dans l’histoire économique de la planète. Jamais encore un continent de plus de deux milliards d’individus n’avait sa révolution industrielle. Lorsque l’Angleterre, la France, ou même les États-Unis et le Japon plus peuplés, ont connu cette mutation, très vite les limites de la population active ont été atteintes.

Lorsque l’économie accélérait, le climat social se tendait, donc les salaires et les prix s’emballaient. Plus d’emplois entraînait plus d’inflation : c’est la fameuse courbe de Phillips. Alors qu’en Chine, l’équivalent d’une douzaine de Japon, il faudra sans doute plusieurs décennies pour que la croissance devienne inflationniste. Même si les prix de l’énergie et des matières premières sont tirés vers le haut par cette accélération de la croissance mondiale, les coûts de production demeurent imperturbables parce que le réservoir rural de main-d’œuvre paraît inépuisable malgré la stabilisation prochaine de la population active chinoise. Comme le dit Pierre Palasi, président d’Edmond de Rothschild Multi Management, « la Chine de la Chine, c’est encore»sans inflation : tel pourrait être le décor de base de l’économie mondiale pour longtemps.

« La fête économique planétaire s’inscrit dans un cycle de croissance de très long terme extraordinaire »

Quel enseignement en tirer pour les Bourses ? Certes, sur le court terme, les marchés d’actions peuvent se désolidariser de l’évolution économique, et le font même assez souvent. D’ailleurs, en Chine, la Bourse est médiocre depuis plusieurs années avec une économie particulièrement brillante. Mais jamais ce décalage instantané ne persiste sur la moyenne et longue période. La bonne économie fait les bons profits des entreprises, qui font les bons cours de Bourse. Et aujourd’hui, l’économie, les entreprises et les Bourses, tout est global. C’est donc l’économie mondiale qu’il faut déchiffrer pour deviner les cours de-chinois qui mène la danse mondiale anime les Bourses des pays tiers. Il n’est guère surprenant que la Chine dope l’économie et le marché de son voisin japonais convalescent. Mais la contagion positive fonctionne aussi pour des pays éloignés de l’irradiation chinoise parce que leurs entreprises cotées dépendent du marché mondial : comment expliquer sinon la hausse de la Bourse française baignée dans notre économie nationale paralytique ? Heureusement, ce n’est pas la politique de la France qui se fait à la corbeille, c’est celle du monde. Ainsi, les grands marchés d’actions du monde, avec les hauts et les bas habituels, devraient tous connaître une tendance haussière dans les prochaines décennies, peut-être au-delà de la moyenne de 7 % l’an des deux siècles précédents. Et le marasme prévisible des marchés obligataires, qui refusent de rémunérer là où il y a peu de risque, ne peut qu’accentuer cette tendance.

Quel grain de sable pourrait profondément altérer ce beau scénario de croissance des économies et des Bourses ? Rien, sauf l’irruption de la folie. Car aujourd’hui, l’économie mondiale, remarquablement prospère, est le fruit d’un équilibre subtil d’intérêts mutuels. Supposons un instant que les pouvoirs jusqu’ici éclairés, cèdent à la pression des opinions impatientes et, se laissant contaminer par mettent fin à un demi-siècle de libéralisation des échanges. Que l’Europe désunie traite sa médiocrité par l’exacerbation des égoïsmes nationaux et finisse par laisser éclater l’euro donc le marché unique. Que le Congrès des États-Unis se fâche contre les succès asiatiques et qu’à titre de rétorsion l’Asie cesse de financer complaisamment les déficits américains ; et s’ensuivraient la flambée des taux du dollar, la crise immobilière et l’effondrement de la première locomotive mondiale dont le carburant est le crédit. Que la boulimie d’énergie et de matières premières des pays émergents s’ajoute au benign neglect américain à l’égard de la contrainte environnementale ; supposons, pire encore, que la pandémie redoutée se propage, frappant la locomotive asiatique d’abord, ou que le terrorisme aveugle s’offre un drame éclipsant celui du 11 Septembre. Il est vrai que, dans des circonstances d’une telle gravité, les cours de Bourse seraient un sujet bien secondaire.

D’ailleurs, le grand cru 2005 ne fut-il pas aussi l’année d’une certaine folie ? Folie des éléments déchaînés que notre monde technologique a été incapable de contenir ni même de prévoir. Folie des urnes dans la patrie de Jean Monnet, de la philosophie des Lumières et de la contestation de la pax americana, qui a enterré l’Europe unie sous les non incapables d’un dialogue rationnel entre eux. Folie de la violence nihiliste qui a tué à Londres ou incendié dans nos banlieues. Les principes fondamentaux qui ont guidé notre planète depuis deux ou trois siècles vacillent et, comme d’autres ont su très bien le dire, la déesse Raison se meurt.

Quelles sont les conséquences de cette révolution culturelle dans le domaine de la gestion financière ? Serait-il possible que l’irruption de l’irrationnel dans notre monde reste sans incidence sur les marchés financiers et la valorisation des actifs ? Jusqu’ici les marchés n’ont nullement pris ombrage de la déraison, même dans sa version prosaïque de l’endettement et des déficits abyssaux américains notamment.

Si ce sang-froid persistait, la rationalité des marchés conduirait très logiquement à de nouvelles hausses des Bourses. Nous avions fortement encouragé les lecteurs du Figaro, l’an passé à même époque , à tourner le dos à la peur et investir hardiment en actions. Rien, un an après, ne justifie un changement de stratégie. L’économie américaine, n’en déplaise aux Cassandre, explose de santé. Le Japon sort enfin de sa longue crise. Même l’Europe devrait connaître un regain de croissance. Et, last but not least, l’économie des pays émergents progresse de façon spectaculaire dans le sillage de l’Asie. Les profits des entreprises poursuivent leur ascension au rythme des cours de Bourse, qui ne sont donc nulle part excessifs malgré la hausse des marchés. La poussée des prix du pétrole et des matières premières ne contamine en rien le niveau général des prix, l’inflation étant durablement contenue par la vivacité de la concurrence internationale. Certes, il faudra bien que les taux longs, anormalement bas, s’ajustent, mais ils n’ont aucun motif de le faire brutalement. Donc, si les Bourses demeurent rationnelles, 2006 devrait être le clone de 2005.

Il est probable que les marchés s’habituent à vivre leur quotidien au bord de ces précipices majeurs, comme autrefois le risque de guerre nucléaire. Il est possible que les perspectives se fassent plus incertaines et le marchés plus volatils, sans que la déraison collective embrase la planète. Dans ce cas, il appartient aux professionnels de la gestion de proposer des techniques financières protégeant contre les risques de marché « habituels ». Ce n’est pas parce que les compagnies d’assurances ne peuvent couvrir les risques exceptionnels qu’il faut cesser d’assurer son automobile ou son habitation ! Il est probable que la folie est en embuscade. Mais n’en soyons pas complices en cédant à la panique. Montaigne nous l’a soufflé : « Qui craint de souffrir souffre déjà de ce qu’il craint. »

Tribune publiée dans Le Figaro