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Inoxydables et déstructurés : la fracture ?

Publié le lundi 10 janvier 2000
Tribunes

L’Internet annonce une révolution de l’économie et de la société aussi profonde que l’invention de l’imprimerie.

Tout mythe ayant été dissipé, celui de l’Apocalypse millénariste comme celui du « big bogue », il est difficile de ne pas admettre qu’il se passe quelque chose de bouleversant au tournant du millénaire. Chacun l’identifiera à sa façon : pour ma part, je crois que c’est une révolution de la quatrième dimension, le temps. Les moteurs en sont l’Internet et la génération des internautes.

Dans un livre passionnant et très solidement argumenté. « The Roaring 2000’s » , Harry Dent Jr., qui anime une entreprise de conseil macroéconomique aux investisseurs, explique comment l’Internet révolutionne l’économie mondiale. Selon Harry Dent, aucun phénomène n’aura transformé la planète à ce point depuis l’invention de l’imprimerie.

Pour mesurer un phénomène d’une telle ampleur, il suffit d’imaginer la métamorphose des organisations en vigueur depuis deux siècles sous l’effet d’un réseau d’information à la fois mondial, décentralisé, puissant, et tendant vers la gratuité.

Tous les systèmes d’intermédiation (des libraires aux brokers, des commissaires-priseurs aux banquiers, des pharmaciens aux marchands de légumes ou de vêtements) sont ou seront concernés par cet hypermarché mondial. Toutes les organisations fondées sur la hiérarchie, détentrice du savoir, sont ou seront menacées par la décentralisation de l’information, ordonnée et conviviale. De plus en plus ordonnée, parce que les progrès du génie logiciel mettent à la portée de chacun un service instantané de tri intelligent de l’information adapté à sa demande. De plus en plus convivial, puisque les combinaisons de l’Internet, du téléphone cellulaire (l’UMTS de troisième génération transportera la voix, les données et l’image) et de la télévision numérique véhiculeront l’information intelligente sur nos terminaux familiers. Déjà ces terminaux s’acheminent vers la commande vocale, dans n’importe quelle langue grâce à la traduction automatique, éliminant le zeste de technicité que réclamaient encore le clavier et la souris.

Ainsi l’Extranet fait entrer instantanément le client mondial dans l’entreprise, et l’Intranet « on line » le présente à tous les collaborateurs. D’un coup l’économie de l’offre devient une économie de la demande. D’un coup le modèle jadis stigmatisé par John Kenneth Galbraith, où la technostructure des grandes entreprises imposait ses produits à la masse par une « débauche publicitaire », cède la place à un modèle inédit où le consommateur mondial exprime à tout moment ses exigences à l’ensemble des producteurs de la planète. C’est, in vivo, le système de concurrence pure et parfaite qui n’existait jusqu’ici qu’en théorie. La World Company n’en finit pas, à coup de fusions-acquisitions, de conquérir une part croissante d’un univers menacé par les « barbares » de la communication globale. Et les plus réactives des grandes multinationales, comme General Electric, n’hésitent pas à inviter ces barbares à l’intérieur des murs pour se préparer aux grands bouleversements du siècle qui commence.

Pour justifier sa prévision sur la poursuite d’une croissance explosive des marchés d’actions, Harry Dent complète sa description de la révolution de l’Internet par une analyse sur les effets dynamisants du papy-boom. J’ai d’ailleurs publié il y a dix ans un essai sur ce thème démontrant comment, l’âge venu, la génération du baby-boom, historique par sa dimension, son niveau d’activité et de vie, et sa longévité sans vieillesse, soutiendrait la croissance économique au lieu de l’éteindre comme le prédisaient alors nombre de rapports officiels défaitistes. Dent enrichit l’analyse de données récentes et montre que les baby-boomers, âgés de 42 ans en moyenne aujourd’hui aux États-Unis, animés d’un formidable appétit de vivre avec les moyens financiers de le satisfaire, vont inonder la demande de consommation mondiale et l’investissement en actions, cotées ou non. Ce que l’un et l’autre nous n’avons pas éclairé, tant le surplomb démographique et économique de la génération inoxydable fait d’ombre aux autres, c’est la révolution que mène la génération suivante, certes moins nombreuse, mais en harmonie préétablie avec la nouvelle économie, cette nouvelle vague que j’appellerai volontiers la « génération déstructurée ».

Car la génération déstructurée a grandi avec la nouvelle unité de temps. Nous manquons encore sans doute de statistiques pour la décrire, mais nous en voyons tous les signes distinctifs chez nos enfants, sans toujours les comprendre ou les admettre. C’est la génération qui a été élevée par la télévision, l’ordinateur, les jeux électroniques au moins autant que par l’école. C’est elle qui nous fait enrager lorsqu’elle perd le mode d’emploi, mais nous démontre l’instant d’après qu’elle n’en a pas besoin. C’est elle qui ne verse pas de larmes sur l’ancienne version culte de l’affaire Thomas Crown, parce que la nouvelle, plus elliptique, va tellement plus vite. C’est elle qui méprise les locutions, les adverbes, la ponctuation parce que l’écriture et la lecture hypothético-déductives de ses parents lui paraît une perte de temps insupportable et qu’une succession de mots clefs, de flashs, est la méthode moderne de communication entre les jeunes, même si nous n’y comprenons rien. Et d’ailleurs, cette génération hyperactive supporte mal les heures de classe, les heures de réunion ou les heures de repas. Tout est déstructuré, le langage, l’emploi du temps, l’alimentation, le vêtement.

Mais c’est parmi eux, les déstructurés, qu’on trouve les millionnaires en dollars à moins de trente ans parce qu’ils ont lancé dans un hangar, avec quelques copains de leur âge, une nouvelle idée exploitée sur le Net. Ce sont eux qui ont compris que la vague déferle tellement vite qu’il faut bousculer la séquence traditionnelle « idée-financement-mise au point du prototype » si l’on veut, comme ils disent, le « time to market ». Ce sont eux qui introduisent en Bourse des machins dont la ressemblance avec des entreprises serait purement fortuite, et d’abord au Nasdaq parce que l’internaute ne connaît d’obstacle ni de frontière, ni de langue, avant que les Européens ne galopent pour les rattraper, en lançant des nouveaux marchés où point n’est besoin de trois années de profits pour être admis. Ce sont eux encore qui se marrent bien lorsqu’on leur parle de 35 heures, alors qu’ils ne savent pas combien, où et quand ils travaillent ; ou bien lorsqu’on cherche à les intégrer à des structures d’entreprises traditionnelles, avec des règles, des chefs, des salaires, des promotions, des vacances. Ils pensent sûrement que, même si pour l’instant c’est raté, ils dialogueront plus vite avec les martiens qu’avec nous. Et comment d’ailleurs respecteraient-ils des structures qui les condamnaient au chômage et à l’exclusion ?

Pourtant, c’est le dialogue des inoxydables et des déstructurés qui sera le ferment du siècle débutant. Les progrès du monde, même les plus fulgurants, ont toujours été conduits par une dialectique de l’ordre et du désordre. Cette fois, la dialectique s’organisera autour du temps : entre ceux qui souhaitent « donner du temps au temps » et ceux qui veulent « tout, tout de suite ». Il faut une fraction de seconde pour transmettre, d’un bout à l’autre de la planète, une voix, une image, une donnée, mais il faut un siècle pour refaire nos arbres balayés par la tempête : il faut une sacrée baguette pour orchestrer le concerto de ces unités de temps cacophoniques. Les structures massives, hiérarchisées, centralisées seront balayées par le monde nouveau. Les organisations flexibles, ouvertes, décentralisées sauront mettre en place des formules inédites d’accueil des jeunes entrepreneurs qui créent de la valeur pour eux-mêmes en même temps que pour l’ensemble qu’ils ont rejoint. C’est évidemment plus facile pour les entreprises à taille humaine, comme celle que j’ai le bonheur d’animer, parce qu’elles sont confrontées au défi quotidien de l’innovation, qui est leur seule raison d’être, parce qu’elles manient l’organisation en réseau, qui leur ménage l’accès au marché mondial sans altérer leur dimension optimale, parce que la pratique du circuit court du client à la direction est leur pain quotidien. En même temps qu’elles devront se déstructurer, les très grandes organisations seront forcées de conserver une organisation militaire pour gagner la bataille du gigantisme. Pour le cours de Bourse de ces grandes entreprises, l’aptitude de leurs dirigeants à maîtriser cette rude dialectique sera un critère de la recommandation à l’achat. À vos marques !

Tribune publiée dans Les Échos