Rencontres Economiques Aix-en-Provence juillet 2019: Populariser le capitalisme avant que le capital ne popularise la haine
Publié le jeudi 11 juillet 2019Lorsque j’étais enfant, mon grand-père me racontait une fable, dont je n’ai compris la morale que bien plus tard. Il s’agissait d’un fermier qui avait habitué son âne à manger un peu moins chaque jour, tout en l’accablant de reproches. Et lorsqu’enfin il parvint à ne rien manger du tout, cet imbécile d’animal trouva le moyen de mourir !
On accuse la finance de se goinfrer, et de ne pas nourrir l’économie dite réelle. Mais la finance, tirant la charrue de la planète, ne devient-elle pas l’âne de la fable ? Très peu de grandes banques valent en bourse le montant de leurs fonds propres. Drôles d’usurières incapables de rembourser leurs actionnaires !
Depuis plus de deux siècles la monnaie, le crédit, l’assurance ont joué un rôle décisif de l’huile dans le moteur économique. Les altermondialistes confondent dans leur critique radicale mondialisation et financiarisation, et ils ont raison : l’un ne va pas sans l’autre. S’agissant des piliers monétaire et financier qui portent le monde, rien n’est acquis. La guerre commerciale des supergrands esquisse, sous la pression des nationalismes, un retour au troc du Moyen-Age avec moins de marché, moins de finance et plus de politique. La banque et l’assurance sont menacées dans leur cœur de métier par l’exacerbation des contraintes de fonds propres, de ratios, et de régulations. Et bien plus encore, par les taux historiquement bas qui n’ont aucune raison de ne pas le rester à cause du vieillissement de la population qui explique l’abondance de l’épargne sans risque et de la transformation numérique qui exclut le retour de l’inflation salariale. Dès lors, comme le crédit ne paye plus sa couverture en fonds propres et que les dépôts coûtent en intérêt négatif et bureaucratie, les banques sont débordées : d’en haut par les banques centrales qui financent directement les entreprises et les Etats, et d’en bas par les cryptomonnaies et cryptobanques qui s’insinuent dans l’espace vide. Pour les mêmes raisons, les compagnies d’assurance peinent à couvrir les grands risques et les adressent à l’oligopole des réassureurs géants. Ce qui rend parfaitement rationnel le rachat de ces derniers par les grands assureurs. Banques et assurances deviennent peu à peu de simples commerçants du service quotidien à faible marge, où les nouveaux acteurs disruptifs font irruption avec une liberté, une souplesse et une créativité menaçantes. Ainsi un grand assureur m’expliquait qu’il avait investi dans Blablacar car cette start-up allait devenir son concurrent. De fait, l’intermédiation financière qui a porté deux siècles de développement économique se fragilise.
Bien sûr, la finance a connu des crises et des abus graves. Mais n’en déplaise à l’opinion courante, il est trop commode d’en faire la coupable de tous les maux pour masquer les dérives des politiques occidentales face à trente ans de mondialisation !
Car, les démocraties occidentales n’ont pas eu le courage de serrer la ceinture du citoyen-électeur lorsque le citoyen-consommateur a confié au monde émergent le soin de produire moins cher. Lorsqu’on ne produit plus ce qu’on consomme, une seule réponse : la dette !
De même, il y a vingt ans, l’Amérique unanime – gouvernements, élus des deux bords, Fed, le dieu Greenspan en tête – a jugé que l’accession à la propriété pourrait apaiser la lower middle class menacée de déclassement. Encore une seule réponse : la dette.
Ainsi les lâchetés politiques ou les équations économiques insolubles, bref toutes les complexités extrêmes d’une économie mondialisée ont trouvé une solution unique, la dette ! De sorte que la planète fait paresseusement la planche sur le dos, portée par une liquidité qui dépasse 200 000 milliards de dollars, 2,5 fois le PIB mondial. Et les intermédiaires financiers qui ont fait le job, sont perçus comme des parasites.
De façon générale, l’internet court-circuite les intermédiaires de toutes sortes, de la distribution à la finance. D’ailleurs, la désintermédiation est déjà très avancée aux Etats-Unis puisque les marchés assurent les ¾ des besoins de financement contre ¼ seulement en Europe. C’est la détention directe d’actions ou de dette qui devient progressivement la réponse aux besoins de financement du monde. La bourse joue le rôle central, mais elle est suspectée par l’opinion d’être l’esclave des actionnaires avides et court-termistes, et par ces mêmes actionnaires d’être l’esclave des banques centrales ou des tweets de Trump. Le capital-investissement, au contraire, atteint l’âge d’or. A l’abri de l’écume des jours car non coté, proche de l’entreprise en organisant une vraie solidarité à moyen terme entre l’actionnaire et les équipes, très présent dans la révolution numérique, cet outil financier émergent cumule à la fois bonne renommée et ceinture dorée. Déjà, en 2018, le volume des transactions en private equity a dépassé celui des grandes opérations boursières.
Pour relever les défis du XXIème siècle, ceux du numérique, de la biotech et de l’écologie, il faut beaucoup plus de capital prenant beaucoup plus de risque. C’est clairement la mission de cette finance émergente que les Etats doivent favoriser. Plutôt que de persécuter les capitalistes il faudrait les multiplier. Et d’abord, en y associant les patrimoines plus modestes qui ne touchent plus rien sur l’épargne sans risque sans pouvoir investir à risque. Il faut assurer aux classes moyennes le profit du risque et la sécurité du sans risque, et c’est à l’Europe qu’il revient d’innover sur ce thème car la social-démocratie à l’européenne est à bout de souffle. Les Etats-Providence ont les poches vides et les classes moyennes sont fragilisées par l’assistanat. Ainsi la France, pourtant championne du monde de la redistribution, fabrique des gilets jaunes insatiables. C’est maintenant qu’il faut associer les classes populaires aux succès de la finance émergente, pour éviter que son image ne se dégrade aussi.
La France, sans actionnaires parce que sans retraite par capitalisation, a toutes les raisons d’embarquer l’Europe, qui a toutes les raisons de la suivre, dans cette innovation politique majeure qui lui offrirait un souffle en direction des peuples. C’est à la portée de la zone euro puisqu’il suffirait d’offrir aux épargnants modestes ce placement à fort rendement, centré sur les grands enjeux européens, dont le risque serait garanti par les actifs accumulés de la BCE, propriété des Etats membres. Il faut le faire. Et Maintenant ! C’est une urgence pour le monde occidental, car il faut populariser le capitalisme, avant que le capital ne popularise la haine.