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Pour un capitalisme numérique de masse

Publié le mardi 23 janvier 2018
Tribunes

L’Union de la gauche et la résignation de la droite ont réussi à fracasser l’économie française par la faute de deux idées fausses.

La première, c’est le partage du travail, comme si moins de travail pour les uns permettait d’en offrir plus aux autres. La retraite à 60 ans (désormais 62) payée 65, et les 35 heures payées 39 expliquent l’essentiel du mal français : faible croissance, fort chômage, notamment des jeunes, sévères déficits des comptes extérieurs et des finances publiques malgré de forts prélèvements obligatoires. Seule réponse possible à cette folle aggravation du coût du travail : un effort majeur d’investissement de productivité et de compétitivité, ruiné par la surtaxation du capital, pour les entreprises et les particuliers (plus du double de la moyenne européenne).

Il semble bien que le couple exécutif aux manettes ait la conscience du danger, le courage d’y porter remède, et le tact pour que l’opinion adhère. On veut croire que la « transformation » sera conduite à son terme sans trop de renoncements. Dans ce cas, l’équipe actuelle aura traité, sans drames, une part des folies du passé qui ont gravement sacrifié les deux facteurs de production, le travail et le capital. Mais, « en même temps », il lui faudra prévenir les fractures de la nouvelle mondialisation. Celle des décennies écoulées a vu le monde émergent submerger les pays développés de produits à bas prix, fabriqués par une main d’œuvre à bas coût. Dans les pays riches, les consommateurs y ont trouvé leur compte, mais les travailleurs non qualifiés ont souffert. La nouvelle concurrence qui frappe ouvriers et employés, n’est plus la main d’œuvre asiatique mais le robot occidental.

Or à la différence des révolutions technologiques précédentes, l’intelligence artificielle menace l’emploi qualifié, et allume ainsi un risque de guerre mondiale des classes liée à l’inégalité croissante entre une minorité de détenteurs du capital et la masse des classes moyennes en voie de prolétarisation.

Il est pourtant impossible de se laisser distancer dans la course à la transformation numérique, car seuls les meilleurs survivront. Ce sont d’ailleurs les pays robotisés, comme l’Allemagne, qui ramassent la mise du commerce mondial et du plein emploi. La France a tout ce qu’il faut pour réussir dans la mondialisation numérique, mais, faute de capital, elle n’a pu traduire le talent reconnu de ses mathématiciens et ingénieurs en investissements. Il est clair que notre pays ne pourra ni redresser la compétitivité de ses entreprises, ni optimiser le coût de fonctionnement de ses administrations, ni remettre au centre du jeu la « France périphérique » sans réduire toutes les formes de fracture numérique qui expliquent le déclin français. Il faut donc investir massivement dans ces nouvelles technologies, mais aussi prévenir les effets secondaires de ce traitement sur la classe moyenne. Le gouvernement a d’ailleurs bien compris qu’il faudra un effort de formation intensif, puisque les allégements de charge sur le travail non qualifié ne seront plus qu’un cataplasme sur une jambe de bois. Mais pour rendre supportable la période de transition, on devra associer le monde du travail aux bénéfices parfois spectaculaires du capital numérique. A l’évidence, il n’est d’autre façon de mobiliser pacifiquement le capital nécessaire à notre conversion au nouveau monde que de partager largement le capital. Le « grand capital » cesse d’être haïssable lorsqu’il devient celui de tous. Ce serait le crépuscule du marxisme encore si présent, et l’aube du capitalisme unanime.

Ce projet comporte trois étages. Le premier concerne la France : le gouvernement, très heureusement, semble redécouvrir les charmes de la participation gaullienne et de l’actionnariat des salariés. Il y faudra une impulsion politique et de l’argent public, car ni les syndicats, ni le patronat n’adhèrent à cette approche, puisque leur petit jeu parisien de lutte des classes à fleuret moucheté leur permet de persévérer dans leur être, tandis que l’actionnariat salarié favorise la conjuration des classes dans l’intérêt de l’entreprise. On n’est pas près d’oublier la CGT de la Société Générale descendue sur le parvis de la Défense pour défendre son PDG, Daniel Bouton. Est-ce un hasard, dès lors que le premier actionnaire de cette grande banque est le fonds des salariés ?

Un deuxième étage pour la France serait de conjuguer la retraite à points avec une retraite complémentaire par capitalisation, pour parfaire la logique du choix individuel, chacun recevant à la retraite ce qu’il a investi en années de travail et en épargne. La retraite par capitalisation, inexistante en France, reste un puissant levier pour associer la classe moyenne aux bénéfices de l’actionnariat, comme dans la plupart des grands pays développés.

Le troisième étage ne pourrait qu’être européen. L’Europe souffre, en effet, de deux retards, le premier dans la domination numérique, le second dans l’actionnariat de masse. Sur ces deux sujets, comme sur d’autres, les leaders sont américains et chinois. Schématiquement, il faudrait que l’Europe crée un grand fonds favorisant la constitution de groupes numériques européens, des Airbus numériques, l’équivalent des fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) américains ou des Alibaba chinois. Cela coûtera cher, mais ce le serait encore bien plus que l’Europe soit balayée de la nouvelle mondialisation des grands blocs. Une première ressource pourrait venir d’une taxation normale des géants numériques non-européens qui bénéficient d’un scandaleux paradis fiscal sur notre continent. Et puis, s’agissant du financement d’investissements à forte création de valeur, il serait légitime de lever un grand emprunt garanti par l’Union. Les classes moyennes européennes seraient actionnaires de ce fonds pour des montants et selon des modalités qui restent évidemment à définir.

Bien entendu, un tel projet peut paraître surréaliste. Mais le projet européen, à l’origine, l’était bien plus. Une fenêtre européenne s’est clairement ouverte. Il faut y faire entrer le grand air du capitalisme numérique de masse.