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L’imperfection humaine nous sauvera des robots

Publié le mardi 23 janvier 2018
Tribunes

Épouser l’innovation, n’en doutons pas, c’est accepter la règle ancestrale du mariage: pour le meilleur et pour le pire. C’est la pente naturelle de l’homme de vouloir le meilleur, quitte à risquer le pire. Il faut donc qu’il suive sa pente en montant.

Nous vivons aujourd’hui une accélération fulgurante de l’innovation. Favorise-t-elle une nouvelle prospérité ou la misère? Faut-il la laisser suivre son cours frénétique ou lui mettre des freins? Le président Macron vous dirait «les deux en même temps»!

Ne connaissant rien à la biologie, je n’évoquerai que la transformation numérique. Il est clair que le XXIe siècle est porteur de graves déséquilibres qui ne peuvent être conjurés sans la révolution digitale. Entre 2000 et 2050, la population mondiale augmentera de 50  %, de 6 à 9 ou 10 milliards d’individus. Cette explosion démographique bouleverse tous nos équilibres écologiques, économiques, sociaux, politiques. Tandis que l‘Afrique va doubler de taille, dépassant les 2 milliards, l’Europe, le Japon, et bientôt la Chine vieillissent et rétrécissent.

Le vieux monde dont la population active diminue ne peut soutenir son niveau de vie qu’en se robotisant. De lourdes dépenses publiques telles que la santé ou l’éducation ne pourront être maîtrisées sans la transformation digitale. Il en va de même du nouveau monde. Comment l’Afrique pourrait-elle affronter ces mêmes défis – la santé et l’éducation – sans la puissance de l’outil numérique? Imaginons, à l’échelle africaine, la crise de nos écoles, puis nos universités, à la suite du baby-boom, et la vague migratoire par dizaines de millions qui envahirait l’Europe, si le continent africain ne réglait pas ses propres problèmes! Donc pas de prospérité de l’ancien ou du nouveau monde sans le big bang numérique.

Mais la prospérité du monde n’est pas celle de tout le monde. La mondialisation a fracassé la classe moyenne des pays développés. Seule la drogue monétaire a permis d’éviter la dépression et l’explosion sociale dans les pays riches tandis que les émergents accaparaient la croissance. Les effets secondaires de cette drogue, notamment sur le système financier, imposent la désintoxication qui commence. Or, la fin de la drogue monétaire ne peut plus mal tomber pour nos classes moyennes inquiètes, car elles vont subir un nouveau tsunami, celui de l’intelligence artificielle qui dynamite le travail qualifié, le seul qui ait survécu à la concurrence émergente.

Depuis deux siècles, les travailleurs avaient appris à tolérer le progrès technique qui, en solvabilisant la demande, éliminait moins d’emplois qu’il n’en créait. Avec le big bang numérique, c’est la première fois que le cercle vertueux de l’emploi devient vicieux et que s’ouvre l’hypothèse d’une disparition massive du travail de l’homme. Le robot tue les emplois des cols bleus dans les pays émergents, et l’intelligence artificielle ceux des cols blancs à valeur ajoutée dans les pays avancés.

Tout le système d’ascenseur social par la formation qui a porté l’espérance des classes moyennes dans les pays riches puis dans les pays émergents est en danger. Ce bouleversement planétaire laisse présager un climat des années 1930 – protectionnisme, nationalisme, rejet de la démocratie, tensions internationales. Ce risque n’est pas fatal si les États le conjurent dès aujourd’hui. Par exemple en associant les classes moyennes et populaires au capital, pour qu’elles profitent aussi de la productivité numérique. Le capitalisme populaire mondial serait une solution bien plus dynamique que le revenu universel minimum, en alignant les intérêts de tout le monde avec ceux du monde.

Car, à l’évidence, on ne peut ni ne doit limiter l’innovation numérique. Dans cette planète numérique ne survivront que les meilleurs. Aujourd’hui les États-Unis sont écrasants et il faut que l’Europe rattrape son retard en investissant massivement dans le numérique. Il lui faut promouvoir l’innovation et, sans malthusianisme, veiller comme le lait sur le feu aux transitions. Le cas des taxis est un triste exemple. Freiner les VTC contre les taxis est peine perdue. Mais abandonner les taxis avec la charge de leur coûteuse licence soudain dépréciée est criminel. La course numérique s’accélère: c’est une urgence de fortifier les coureurs et soigner les blessés, en même temps.

Je voudrais, au-delà des transitions délicates du quotidien, explorer l’après-demain, car il est tout près de nous. L’excellent Yuval Harari (Sapiens et Homo Deus) le fait sans ménagement. Toutes les espèces vivantes, dit-il, ont eu un début et une fin. La longévité du Sapiens est exceptionnelle, mais il aurait aussi une fin, et son successeur serait le robot.

C’est évidemment une effrayante anticipation qui menace nos petits-enfants. Mais il faut envisager l’hypothèse extrême que l’intelligence artificielle ne finisse par surpasser l’intelligence humaine, puisque le champion du monde de jeu de go s’est fait battre 9 fois sur 10 par la machine qu’il a instruite.

Dans cette hypothèse de cauchemar, même si nous perdions finalement cette guerre de l’intelligence, la race des machines se devra pourtant de cohabiter avec le Sapiens.

Car le règne sans partage du robot est le stade ultime de l’uniformité universelle. Au bout du chemin, l’intelligence artificielle ne peut que devenir la pensée unique. Or, la déesse Raison, une et indivisible, c’est la menace absolue.

On sait que l’apparition de l’Homme dans l’Univers est le fruit de l’erreur. À l’origine de la matière vivante, le double brin d’ADN se reproduisait à l’identique. Ce sont des anomalies de reproduction qui ont généré la diversité, notamment des sexes, pour aboutir au fil de milliards d’années de sélection naturelle à l’apparition du Sapiens. En un mot, la pure merveille qu’est l’être humain est le produit de deux facteurs: le hasard et la nécessité, autrement dit l’erreur et Darwin.

Bien sûr, dans le détail du quotidien, le robot évitera nombre d’erreurs humaines dramatiques qui provoquent les accidents de la route ou d’avion, les maladresses chirurgicales, les intuitions malheureuses des gérants d’actifs, etc. Mais dans une vision de long terme, l’erreur humaine est tout simplement l’exception à la pensée unique du robot universel. Il faut la préserver.

Dans ce match pas forcément perdu d’avance avec le robot, ce qui sauvera l’homme, c’est son imperfection. J’ai le vague souvenir d’une publicité pour un site de rencontres disant: «Il ou elle aimera vos imperfections.»

À bon entendeur! Cultivons nos imperfections car nous nous devons à cette mission de survie.