Economie de marché: Attention chef d’oeuvre en péril
Publié le mardi 19 mars 2019C’était l’hiver dernier, sur la route du G20 de Buenos Aires, Xi Jiping, le président de la Chine, faisait une escale à Madrid, pour s’adresser à des dirigeants européens. Le leader du plus grand pays communiste encore existant sur la planète avait un seul message à leur faire passer : battez-vous pour défendre le libre marché et la globalisation ! « Seul ce choix permettra de préserver la paix et la prospérité dans le monde » expliqua-t-il à un auditoire inquiet des bruits de guerre tarifaire venus de Washington et Pékin. Paradoxalement, le numéro un chinois est particulièrement bien placé pour partager ces inquiétudes. En passe de devenir la première puissance mondiale, son pays doit cette heureuse fortune au choix fait, il y quarante ans, par Deng Xiaoping, de passer, selon ses propres mots, de « l’économie socialiste planifiée » à « l’économiste socialiste de marché ». A l’époque, la Chine ne pesait pas plus qu’en 1949 en termes de part du PIB mondial, autour de 3%, ayant subi trente années de stagnation. Elle en représente aujourd’hui 17%, après avoir aligné jusqu’en 2008 trois décennies de croissance supérieure à plus de 10% par an. Formidable exploit, certainement sans précédent, à une telle échelle.
Dans la grande histoire du XXème siècle, l’économie de marché s’est trouvée ainsi au cœur de la plupart des « miracles » économiques, toutes les autres tentatives d’organiser la production et la distribution des richesses d’une nation s’achevant sur des fiascos. Tirant le bilan de cent ans de capitalisme dans un article testament, « A Century of Unrivalled Prosperity », l’économiste du MIT, Rudi Dornbusch écrivait en 1999 que ce système, certes loin d’être parfait, nous avait assuré, à nous citoyens de l’occident libéral, « des vies meilleures et plus riches que celles que nous aurions pu imaginer dans nos rêves les plus fous ». Un peu comme pour les gaulois d’Astérix, la potion du marché a fait les preuves de son efficacité dans des contextes fort différents et elle est toujours sortie triomphante de ses combats.
Ce fut le cas dans l’Europe dévastée de l’après-guerre. Battue et ruinée par la terrible aventure nazie, l’Allemagne peinait à s’en remettre quand Ludwig Erhard, futur chancelier mais à l’époque responsable de l’organe transitoire de régulation financière, décida seul, en une nuit de juin 1948, d’abolir tout contrôle des prix et de laisser pleinement jouer les mécanismes du marché. A la tête des forces occupantes, le général Lucius D. Clay lui lança, apprenant la nouvelle : « Monsieur Erhard, mes conseillers me disent que vous avez commis une folie. Que répondez -vous ? » La réponse de l’homme de « l’économie sociale de marché » est restée fameuse : « général, ne faîtes pas attention à eux, mes propres conseillers m’avaient dit la même chose ». Il venait de poser les bases d’une reconstruction dont l’aboutissement est l’écrasante domination économique allemande sur le continent européen que l’on constate actuellement.
C’est aussi par le retour aux fondamentaux du marché que l’Amérique s’est sortie d’une maladie de langueur qui l’avait frappée à la suite des chocs pétroliers des années 1970. La révolution se fit d’abord dans les têtes avec les contributions majeures à la science économique de Milton Friedmann, présentant ses thèses lors d’une adresse à l’association des économistes américains en décembre 1967, et Robert Lucas, dans un article retentissant du Journal of Economic Theory en 1972. Les deux plus brillants représentants de « l’école de Chicago » partaient tous les deux en guerre, l’un par le monétarisme, l’autre par la théorie des anticipations, contre l’interventionnisme étatique dans l’économie. Ouvrant la voie à la révolution libérale de Ronald Reagan, qui remit la croissance américaine sur les rails, et à sa forme britannique, le thatchérisme, qui sauva le Royaume Uni du « British desease » de la décennie 1970.
Pour toutes ces raisons l’économie de marché mérite de figurer parmi les chefs d’œuvre inventés par l’homme. Mais en ces débuts du XXIème siècle, c’est un chef d’œuvre en péril. Sa place est à la fois consacrée par le monde et violentée par les nations. Ce rond-point, bien plus critique que ceux occupés par les gilets jaunes, s’ouvre à toutes les directions, les meilleures comme les plus folles, et est porteur de lourdes incertitudes. Le chaudron en ébullition qu’est la France depuis plusieurs mois ne se limite pas à des enjeux nationaux, solubles dans le grand débat initié par le président Emmanuel Macron pour tenter d’éviter qu’on ne finisse par jeter le bébé avec l’eau du bain. Car la place du marché libre dans les systèmes économiques nationaux et internationaux est une clé décisive de l’avenir du monde. Même si l‘expression « économie de marché » reste un peu floue dans la littérature économique, on peut la définir comme un système économique dans lequel les biens, les services et les capitaux s’échangent librement, et les prix se fixent en fonction de la loi de l’offre et de la demande. En simplifiant, ce système repose sur deux piliers : décentralisation et concurrence. Deux piliers désormais fragilisés.
La décentralisation d’abord, car il est de plus en plus dangereux de piloter les économies modernes, comme tout système complexe, à partir d’une tour de contrôle centralisée qui peut devenir infernale. Si les règles du jeu doivent être centrales, mieux vaut que le jeu reste local. On connaît le précepte : « Think global, act local ». D’ailleurs, la crise politique que traverse actuellement la France est dirigée contre une excessive centralisation et la mainmise de ce que Raymond Barre appelait le « microcosme parisien ». Mais curieusement les contestataires réclament simultanément plus de pouvoir local et plus de soutien de L’Etat-Providence, donc du pouvoir central. C’est l’une des contradictions qu’il faudra résoudre et non tourner en dérision malgré ses contradictions.
La concurrence ensuite, car le pouvoir économique suit les mêmes règles de bon sens que le pouvoir politique dont Montesquieu a expliqué pour l’éternité que tout détenteur de pouvoir est porté à en abuser s’il n’est pas limité par des pouvoirs concurrents. Le monopole économique, comme le monopole politique, conduit très naturellement à la dictature. Le plus souvent d’ailleurs, les deux dictatures finissent par se conjuguer. Qui ne voit que là est le vrai danger du populisme, mariant pouvoir autoritaire et protectionnisme.
Durant plus de deux siècles, l’économie de marché ainsi définie n’a cessé de s’affirmer et de fertiliser le monde. Non contente d’étendre sa victoire géographique à l’ensemble des nations, elle se perfectionne magistralement grâce au progrès technologique qui balaie les frontières. En ces débuts de XXIème siècle se développe la digitalisation, qui est l’aboutissement ultime de la mondialisation. Car la faculté pour une grande part de la planète de disposer sur son smartphone de l’ensemble de l’offre mondiale assure la consécration, inédite jusqu’ici, d’un système de concurrence pure et parfaite qui n’existait que dans les livres. Cependant, tandis que notre siècle couronne l’économie de marché, sans aucune alternative crédible, celle-ci affronte une contestation profonde et généralisée dans nombre de pays de l’ancien monde, comme si le système de libre concurrence ne pouvait survivre à son propre monopole. Du coup, les systèmes d’économie libre ont internalisé leur propre adversité. Adversité schizophrénique car il est dans leur mission de régaler le consommateur en contraignant le producteur, donc le travailleur, qui pourtant ne font qu’un.
La théorie économique a posé l’équation du drame sans la résoudre. Le théorème de l’avantage comparatif de Ricardo et son prolongement sophistiqué par le fameux modèle Heckscher-Ohlin-Samuelson démontrent les bienfaits universels du libre-échange, du commerce international et de la division internationale du travail, ce qui justifie pleinement la mondialisation dans l’intérêt de tous. Paul Samuelson, dont le Manuel a formé plusieurs générations à l’économie, schématisait ainsi cette théorie : « si un avocat est le meilleur de la ville en toutes choses, il doit consacrer tout son temps à son métier d’avocat qui lui procure une rémunération élevée et recruter un ou une secrétaire dont la rémunération est moindre ». A l’évidence, l’application radicale de ce théorème non plus à la ville mais à la planète bouleverse le monde des avocats et des secrétaires ! Car inévitablement, en filant la métaphore, il se constitue des pays d’«avocats » où les « secrétaires » souffrent, et des pays de « secrétaires » où les « avocats » sont meurtris.
En quittant l’image pour la « vraie vie » de la mondialisation, on a vu les ouvriers américains atteints dans leur emploi et leurs revenus par leurs homologues chinois, et la technologie chinoise écrasée par celle des chercheurs et ingénieurs américains. La réaction aura été aux Etats-Unis l’élection de Donald Trump, avec son initiative de conflit commercial avec la Chine. Et réciproquement l’accélération spectaculaire des progrès de la technologie chinoise, désormais en pointe sur des domaines aussi stratégiques que l’intelligence artificielle. Il n’aura pas fallu plus d’un quart de siècle pour que le libre-échange et la division internationale du travail commencent à se briser sur le récif des résistances nationales. Résistance du travailleur mais complaisance du consommateur.
Les occidentaux, en tant que consommateurs, ont empoché depuis trente ans le gain considérable de pouvoir d’achat que leur procurait les importations émergentes sur les produits textiles, ménagers, électroniques etc.… Mais ils ont aussi violemment ressenti, en tant que travailleurs, les douleurs de la concurrence internationale qui les privait au mieux de la hausse de leur rémunération, au pire de leur emploi. Or, en matière économique et sociale, comme en matière climatique, la température ressentie est celle qui compte, bien plus que l’indication objective du thermomètre. Le travailleur aigri et le consommateur ingrat forment les légions du populisme qui s’en prend au marché. Ce fameux marché « du loup libre dans le poulailler libre » !
D’autant que le loup, c’est le « grand capital ». L’opinion courante ne fait guère de distinction entre le libéralisme et le capitalisme. Le Larousse définit d’ailleurs le capitalisme comme un « système de production dont les fondements sont l’entreprise privée et la liberté du marché ». Intuitivement, on sent bien la proximité entre la liberté d’entreprendre et celle d’échanger. D’ailleurs, dès la Renaissance, les féodalismes ont laissé progressivement place aux ferments du modèle actuel, libéral et capitaliste, celui de la bourgeoisie naissante. Ce sont les commerçants et les entrepreneurs, non les Etats, qui ont formé l’économie marchande moderne. Pourtant, techniquement, dans la fonction de production capital-travail, le capitaliste peut être une collectivité, le plus souvent l’Etat. D’où le terme « capitalisme d’Etat » qui devient presque inévitablement un « capitalisme monopoliste d’Etat », car l’actionnaire unique assimile la concurrence à un gaspillage cannibale. Inversement, la trajectoire de l‘économie de marché dans une économie socialiste, comme celle bouleversante initiée par Deng Xiaoping, aboutit finalement à la formation d’une classe de capitalistes. Le pays du monde qui fabrique aujourd’hui le plus grand nombre d’ultra-riches est évidemment la Chine Populaire ! Sur la liste 2018 des 259 nouveaux milliardaires de l’année dans le monde établie par Forbes, près de 88 viennent de l’Empire du Milieu, deux fois plus que les Américains.
En outre, la phase ultime du système décentralisé de libre-échange est forcément la finance comme l’avait parfaitement anticipé Joseph Schumpeter. Le troc fait bon ménage avec l’étatisme, tandis que l’échange monétaire est vital pour l’économie de marché. Les critiques contre l’envahissement de la finance dans le monde actuel ne sont autres que celles de la globalisation des marchés de biens et services. Mais le système de poupées russes qui conduit du marché au capital, puis à la finance, ne fait que grossir la colère des peuples. Alors que Marx s’était trompé sur l’avenir du capitalisme, il avait bien anticipé la lutte des classes. Le travailleur meurtri par la mondialisation, oublie qu’elle l’a servi comme consommateur, et ne voit en elle que le profit du détenteur de capital.
La digitalisation, stade ultime du libre-échange mondial et de la liberté d’entreprendre, entraîne un fulgurant enrichissement capitalistique et accentue la révolte. En prétendant que 26 milliardaires détiennent la moitié du patrimoine mondial, plus que les 3,8 milliards des plus pauvres de la planète, Oxfam a parfaitement atteint son but : un véritable scandale médiatique. Sachant qu’il est à peu près aussi hors sujet de dire, comme le remarquait l’Acton Institute, « pour vaincre l’extrême pauvreté il faut vaincre l’extrême richesse » que de prétendre pour mettre fin aux maladies les plus extrêmes en finir avec la santé extrême. Le chiffre les moins contestable, c’est qu’en vingt ans 700 millions de personnes sont sorties de l’extrême pauvreté. Et malgré l’accroissement des inégalités, les classes moyennes qui comptaient 1,8 milliard de personnes en 2009, dépassent maintenant les 3 milliards.
Il est clair que même si la mondialisation des échanges de biens et services traditionnels est en recul, celle de l’internet ne fera que s’étendre, exigeant des capitaux massifs pour une concurrence massive, en fabricant des fortunes massives. Le modèle bâti par la social-démocratie en Europe, bien malade aujourd’hui, pourrait ne pas survivre à l’insuffisance du capital nécessaire pour bâtir un empire digital européen, capable d’affronter l’impérialisme numérique américain ou chinois actuels, et sans doute demain indien, coréen, ou même africain. La recommandation de certains économistes comme Thomas Piketty de taxer sévèrement le capital est un contresens historique bien français, comparable à ce qu’a été naguère le partage du travail.
Comme à l’accoutumée, aucun accord international ne sera jamais trouvé sur une taxation mondiale. Et la France, surtout si à force de surenchères à gilets jaunes elle faisait basculer l’Europe dans le populisme , deviendrait le dindon de la farce mondiale. Ce qui est insupportable n’est pas le capitalisme mais sa concentration. L’accumulation du capital qu’exige la mondialisation digitale devrait suggérer la formation d’un véritable capitalisme de masse européen, arme de guerre aussi sympathique que redoutable pour nos grands concurrents. Et la France, confrontée au débat imbécile sur le rétablissement de l’imposition confiscatoire du capital, devrait initier ce mouvement visant à favoriser massivement la naissance du capitalisme populaire en Europe.
On pourrait songer, par exemple, à utiliser le trésor de guerre accumulé par la BCE dans la lutte contre les risques de déflation et de défaut souverain (2.650 milliards d’euros de titres en trois ans et demi…) pour constituer un fonds d’investissement digital. Ce fonds souverain serait, à l’origine, propriété des Etats membres de la zone euro, mais ceux-ci pourraient prendre une initiative commune attribuant tout ou partie de l’actionnariat du fonds aux classes populaires. Ce n’est certainement pas simple, mais les efforts de guerre sont toujours exigeants si l’on ne veut pas être défait. Or la guerre digitale exige la conscription d’une armée de capitalistes plutôt que les lignes Maginot des populistes dont on connaît l’inanité sonore ! Sinon la contestation radicale de l’économie de marché risque de conduire à des aventures comme celles des années trente, qui menaceraient non seulement la prospérité économique et sociale, mais aussi la démocratie politique, qui sont toutes deux le pire des régimes à l’exception de tous les autres.
A l’évidence, il faudra bien que l’économie de marché se transforme pour survivre. Il est manifeste que le libre-échange mondial est en cours de mutation. Même si Donald Trump invoque légitimement l’échange inégal avec la Chine pour justifier sa remise en cause du commerce avec elle, c’est un prétexte hypocrite – hommage du vice rendu à la vertu du libre-échangisme – pour négocier une sorte d’accord de troc équilibré. L’économie de marché multilatérale et décentralisée deviendrait ainsi une négociation centralisée entre les empires. Le renforcement de l’Union Européenne paraît sans conteste la seule réponse crédible à cette national-mondialisation qui s’annonce, où face aux blocs américains et chinois rien ne résiste à l’échelle d’un seul pays. Le nationalisme étriqué de certains de ses membres est une tentation illusoire et suicidaire.
Par ailleurs, la secousse du digital sera bien plus forte encore que celle de la concurrence émergente. L’ouvrier chinois a vu sa rémunération et son coût s’élever, entraînant le rapatriement de nombre de productions dans certains pays riches, accéléré d’ailleurs par la robotisation. Or, à la différence du travailleur émergent, la rémunération du robot ne cesse de baisser, et de challenger son concurrent humain. D’autant que le robot se fait intelligent, et que l’intelligence artificielle attaque le secteur des services ainsi que les travailleurs très qualifiés. Avant que l’homme retrouve une place nouvelle auprès du robot, il faudra du temps, de l’éducation et de la protection. Désarticuler l’Etat-Providence dans les pays riches serait dans ces conditions un dangereux anachronisme.
Pour l’enjeu climatique, il faudra aussi une articulation plus pertinente des Etats et du marché. L’Etat français a mis le feu aux poudres chez les gilets jaunes avec la taxe carbone. De façon générale, les interventions désordonnées à coups de taxes, de normes et de subventions se transforment vite en usine à gaz explosive… sans jeu de mots ! L’étatisme climatique conduit au conflit social, voire au déni populiste comme c’est le cas aux Etats-Unis, ou au handicap économique pour un pays de taille moyenne comme la France seule, sans l’Europe. En réalité, un tel enjeu ne peut se passer ni des Etats, ni des forces du marché. Un marché fortifié par l’innovation énergétique dans les modes de production et de consommation. Et comme pour le digital, la défense climatique pourrait recevoir le renfort d’un fonds d’investissement souverain, créateur d’intelligence énergétique. Donc pour sauver la planète, pas d’Etat seul, car il bafouille, et pas de marché seul, car la vertu climatique coûte cher. N’oublions pas que les entreprises du CAC 40 sont actuellement plus proches d’une trajectoire de réchauffement climatique de 5% que des 2% maximum fixés par l’Accord de Paris !
Comme pour le digital, il serait pertinent d’associer à la création de valeur économique et financière, une création de valeur sociale en organisant la participation des classes moyennes au capital de ce fonds européen. Car l’énergie durable sera forcément très rentable. Puisqu’il est impensable que l’humanité, de plus en plus consciente de l’imminence de l’apocalypse, ne se saigne pas aux quatre veines pour sa survie. Mieux vaut aligner les intérêts des peuples européens plutôt que de les exaspérer avec un imbroglio ingérable de réglementations et de taxes. Pour la survivance de ce merveilleux chef d’œuvre de son patrimoine idéologique et historique qu’est l’économie sociale et durable de marché, l’Europe est la seule réponse coordonnée, le seul périmètre intelligent de liberté protégée dans le concert de la nouvelle mondialisation.