Les Français méritent-ils la France ?
Publié le mardi 5 février 2019Le pessimisme français est une énigme. Il se situe au niveau des pays les plus déshérités de la planète. Comment cet esprit ombrageux a-t-il pu se former dans la douce France, le pays de notre enfance, riche de tant de nourritures terrestres et spirituelles, qui a vu toutes les fées se pencher sur son berceau ? Stendhal disait des Italiens que c’était des Français de bonne humeur, et ceux-là évoquaient la furia francese. Se peut-il que les Français ne méritent pas la France, et qu’ils reprochent la paille dans l’œil de leur patrie, sans voir la poutre dans la leur ?
Car les reproches qu’adressent à la France nos concitoyens, si nombreux à soutenir nos gilets jaunes, sont exactement l’inverse des critiques qu’elle mériterait. Ce qui menace la France, c’est qu’elle vit au-dessus de ses moyens, qu’elle donne généreusement à ses enfants ce qu’elle n’a pas, et n’est plus en état de produire. La France est championne du monde de la redistribution et du prélèvement qui s’ensuit. Les transferts sociaux (santé, vieillesse, chômage, logement, famille…) atteignent 800 milliards par an, soit le tiers de la création de richesses de la Nation et près des deux tiers de la dépense publique C’est beaucoup plus qu’aucun autre pays développé, ce qui conduit à un autre trophée de champion du monde, celui de l’impôt, auquel on devrait ajouter l’impôt futur que représente notre dette publique. Il n’est pas établi que le problème de l’excès de dépense publique provient principalement de l’inefficacité de notre administration trop nombreuse : le principal écart de la France avec ses voisins, c’est la redistribution massive, retraites en tête, car elles coûtent 100 milliards de trop sur un surplus de dépenses de 200 milliards.
On dit que la colère française se nourrit du scandale des inégalités, alors que nous sommes l’un des pays les plus égalitaires du monde. Selon l’INSEE, le rapport entre les revenus des 10% les plus riches et des 10% les plus pauvres est de 22 avant le passage de l’Etat-Providence, prélèvements et prestations sociales, ce qui est plutôt élevé, et de 5 à 6 après redistribution, ce qui est bas en comparaison des pays de même niveau. La France est aussi l’un des pays où le taux de pauvreté est le plus bas, même s’il demeure à un niveau douloureux (14%). Mais comme la pauvreté se calcule toujours par rapport au revenu moyen du pays, qui est élevé chez nous, elle est moins choquante en valeur absolue.
En revanche, ce qui pêche en France, c’est que nous ne sommes plus capables de porter durablement cet Etat-Providence, car nous ne produisons pas assez. Nos déficits jumeaux, extérieur et public, ne sont plus soutenables. Et chacun sait que pour produire ce que nous consommons, il nous faut plus de travail et plus de capital. Or ces deux facteurs de production ont été ravagés par la retraite à soixante ans, les 35 heures, l’imposition confiscatoire du capital.
Il ne s’agit pas de faire reproche aux gilets jaunes, dont les revendications sont celles des classes populaires qui souffrent de la transformation du monde. La mondialisation, et son stade ultime qui est la digitalisation, ont formidablement profité au consommateur français qui importe ses vêtements, son électro-ménager, son électronique (TV, smartphone) etc.… à des prix exceptionnellement bas. Mais elle a meurtri nombre de travailleurs bousculés par les grands mouvements d’urbanisation et de modernisation. Cette France, chassée des centres-villes par le prix de l’immobilier et des banlieues par l’immigration, est désormais contrariée dans son refuge pavillonnaire par le choc pétrolier et la contrainte écologique. Il s’agit d’une part significative de la population française, fort bien décrite depuis longtemps par le géographe Christophe Guilluy, dont la situation mérite considération et traitement. Mais il ne s’agit certainement pas des trois quarts de nos concitoyens qui soutiennent les gilets jaunes, et dont la mauvaise humeur pourrait conduire à de mauvaises décisions.
Les Français avaient, il y a moins de deux ans, fait preuve d’une grande maturité politique en choisissant la réforme plutôt que la réaction. Il est clair que le pessimisme latent des Français offre un magnifique terrain de jeu aux populismes des extrêmes. Mais curieusement ils n’ont jusqu’ici jamais choisi délibérément les extrêmes quand les autres Européens le faisaient sans hésiter. Comme si la grogne française s’arrêtait là où elle pourrait briser la France. Il y a beaucoup d’intelligence politique dans notre pays, et peut-être au-delà des slogans et caricatures, après cet avertissement, la bonne foi des débats lui permettra-t-elle de retrouver le bon sens. Ce serait bien que la France conserve les Français qu’elle mérite.